Le scénario initial, c’était de rencontrer Eric K. Boulianne dans un endroit important dans son processus d’écriture. « Ça va être difficile, m’a-t-il répondu. J’écris pas mal tout dans mon lit. »
Nous avons donc convenu de nous rejoindre dans un pub de l’avenue du Mont-Royal, à Montréal, devant une bière (il ne boit pas de café), pour un gros plan sur sa carrière déjà prolifique. Il arrive souriant, le regard bonhomme, tuque vissée sur la tête.
Il y a de fortes chances que son nom vous soit inconnu. Mais vous avez probablement rigolé en voyant ses histoires se déployer au grand écran. Eric K. Boulianne, 37 ans, a signé ou cosigné les scénarios d’une dizaine de films, dont les succès d’Émile Gaudreault De père en flic 2 (2017) et Menteur (2019), avec Louis-José Houde comme tête d’affiche, qui ont chacun récolté près de six millions de dollars au box-office.
Il a aussi coécrit Viking, de Stéphane Lafleur, classé dès sa sortie en 2022 comme l’un des meilleurs films québécois. Le plongeur, qu’il a tiré d’un roman très populaire au cours de la dernière décennie, et qui a été tourné par Francis Leclerc, compte parmi les plus attendus de 2023.
« L’ombre, ça me va », lance Eric K. Boulianne avec un sourire illuminant son visage rond. « Le scénariste, on le connaît en télé, moins au cinéma. Pour le commun des mortels, ce sont les comédiens d’abord. Pour ceux qui s’intéressent un peu plus aux films, c’est le réalisateur, et dans le milieu, on connaît le scénariste. »

Son parcours le destinait peu à l’écriture. À Baie-Saint-Paul, où il a grandi, l’accès au cinéma se limitait aux superproductions des clubs vidéos. Mais son moniteur au camp de jour devenu ami puis mentor a senti une curiosité en lui. Simon Drouin, plus tard l’un des artistes fondateurs de la troupe d’arts vivants L’orchestre d’hommes-orchestres, s’est mis à lui filer des cassettes de films de répertoire. « Quelque chose m’interpellait dans ce cinéma-là, mais je ne savais pas exactement quoi, se rappelle Eric K. Boulianne. J’ai commencé à commander des films à Montréal, à la boutique La Boîte Noire. »
Après son cégep à Québec, il a étudié en cinéma à l’UQAM. « Je me disais : “Je vais être réalisateur. C’est ce que tout le monde valorise.” Mais après l’université, aucun des projets auxquels je me greffais n’était accepté. J’ai donc commencé à écrire dans ma chambre. »
Il a scénarisé plusieurs courts métrages, et l’un d’eux, l’amusant Petit frère (2014) — l’histoire d’un ado et de son mentor qui passent la journée à errer au centre-ville de Montréal —, a été sélectionné à la Semaine de la critique, en marge du Festival de Cannes.
« Je n’ai pas une belle plume, ce n’est pas ma force. J’ai cependant trouvé quelque chose de différent dans l’écriture scénaristique. Tu n’as pas besoin d’avoir une prose exceptionnelle, mais de décrire ce qui se passe, de bâtir une histoire avec clarté. »
Eric K. Boulianne a aussi tâté de l’écriture télé, notamment pour SNL Québec, version québécoise diffusée en 2014 et 2015 de la mythique émission américaine Saturday Night Live. « Émile Gaudreault trouvait qu’il y avait des bons gags. On lui a transmis mon nom et celui de Sébastien Ravary. » Les deux ont collaboré à l’adaptation pour la France de De père en flic, avant de travailler sur la suite du film au Québec.
Puis, Émile Gaudreault leur a tendu la perche pour Menteur. « Eric a un don pour la comédie, c’est un très bon dialoguiste, et il a un instinct en structure de long métrage, décrit le cinéaste. Il n’y a pas tant de bons scénaristes au Québec, ce qui explique le côté parfois famélique de l’histoire dans certains films. »
Contrairement à ce qu’on observe aux États-Unis, où le scénariste est névralgique, la culture cinématographique québécoise s’appuie sur la figure de l’auteur-réalisateur, qui met en scène un scénario qu’il a écrit lui-même. « Il y a une aura du film d’auteur, note Émile Gaudreault. Et c’est souvent une question d’égo. »
C’est aussi une question d’argent. Lorsque plusieurs auteurs signent le scénario, le salaire est divisé, ce qui incite des cinéastes à travailler seuls. Mais ça change, dit Émile Gaudreault, « entre autres parce que des producteurs voient ce qu’un scénariste apporte à l’histoire ».
C’est particulièrement vrai en comédie, où l’efficacité des gags détermine le sort des films. Un genre pourtant souvent snobé par les jurys de pairs qui décident du financement des longs métrages. À preuve, malgré ses succès au box-office, Émile Gaudreault peine à assurer le financement de son nouveau projet avec Eric K. Boulianne : une comédie dramatique inspirée de Michel Tremblay et André Brassard à l’époque où ils montaient Les belles-sœurs, qui allait révolutionner le théâtre québécois à la fin des années 1960.
« Jeune cinéphile, j’ai déjà tenu ce discours méprisant sur l’humour, reconnaît Eric K. Boulianne. Mais écrire des bons gags, pour le plus grand dénominateur commun, c’est une grosse gymnastique. Et puis, au final, ce sont les films qui seront les plus vus. »
Son cinéma préféré oscille davantage entre le drame et la comédie, sans chercher l’hilarité. Il cite les œuvres de Noah Baumbach (Frances Ha, L’histoire d’un mariage) et La dernière corvée (The Last Detail), un film de 1973 avec Jack Nicholson. Des styles aigres-doux, qu’on retrouve dans deux longs métrages qu’il a signés, Les Barbares de La Malbaie (2019), avec Philippe-Audrey Larrue-Saint-Jacques en joueur de hockey déchu, et Avant qu’on explose (2019), réalisé par son ami Rémi St-Michel, une comédie d’ados sur fond de troisième guerre mondiale.
La hantise de la catastrophe mondiale était aussi présente à moindre échelle dans Menteur. « Cette crainte de la mort, c’est très obsédant chez moi. Je suis hypocondriaque, et la guerre m’angoisse tout autant. Y a quelque chose de cette peur de la fin qui est un moteur scénaristique. »

Son style minimaliste, il a pu le développer avec Viking, à mi-chemin entre la comédie et la science-fiction. C’est l’un des 10 films québécois à avoir obtenu la cote 2 (remarquable) de l’agence de presse cinématographique Mediafilm, aux côtés d’œuvres marquantes comme Les bons débarras, de Francis Mankiewicz, Le déclin de l’empire américain, de Denys Arcand, et Incendies, de Denis Villeneuve.
« Dans la mécanique du scénario, Eric comprend bien le contrat avec le spectateur, affirme le réalisateur Stéphane Lafleur. Son spectre cinématographique est large. Et surtout, il n’est pas snob. »
Avec Le plongeur, tiré du roman de Stéphane Larue, Eric K. Boulianne s’éloigne de la comédie pour entrer dans les tourments du jeu compulsif. « C’est moi qui l’ai dialogué, relate-t-il. Le roman se prêtait à l’adaptation, parce qu’il est rythmé, et le langage en cuisine est coloré. J’ai inséré un peu plus d’humour que dans le livre dans les scènes de restaurant pour que ce soit grand public. »

Un film de deux heures, bien tassé ; c’est le modèle classique du long métrage en trois actes qui plaît à Eric K. Boulianne. « Ma vision du scénario, elle est toujours en deux heures. Chaque fois que je réfléchis à une histoire, je pense en film. En télé, je trouve toujours qu’il y a du mou. »
Et pourtant, les revers du cinéma québécois dans les dernières années (recettes en chute, gala annulé, baisse du financement) le forcent à considérer la télévision. « On se demande si le monde s’intéresse encore au cinéma, laisse-t-il tomber. Ça m’attriste énormément de voir tous les films qui se plantent les uns après les autres. » Même Viking a engrangé à peine plus de 150 000 dollars au box-office.
Parmi les solutions qu’il propose, accorder plus de place aux films québécois au secondaire et au cégep. Mais aussi, créer une nouvelle plateforme regroupant en un seul endroit toutes les productions d’ici. « Où peut-on trouver nos films ? On les a pourtant tous financés. On ne peut pas continuer de faire des tournées de promotion qui attirent 20 personnes dans des salles de région. Ça ne marche pas. »
Il déplore également la mince place laissée au scénario dans les programmes universitaires de cinéma, bien qu’il ait lui-même détesté son unique cours de scénarisation. « Tu devrais passer une session complète là-dessus. Parce que ce sera ça, ta vie, retravailler ton scénario, clarifier les enjeux et la quête de tes personnages. »
Même si la télé lui fait de l’œil, Eric K. Boulianne essaie de ralentir la cadence après une séquence de films auxquels il a collaboré. « Huit d’entre eux ont été produits en six ans, sans compter ceux qui n’ont pas été produits. À l’été 2021, j’ai fait un burnout, mais j’ai continué à travailler. Je subis encore les contrecoups de ça. Travailler sur cinq projets en même temps, c’est épuisant. »
Et la réalisation ? Hors champ. « J’ai essayé au début, mais je suis anxieux de nature. Tu dois répondre à toutes les questions, savoir où tu vas… et je ne sais pas toujours où je vais. Derrière mon ordi, ça me plaît. »

Il souhaite aussi poursuivre son travail devant la caméra. Dans le prochain film où l’on pourra le voir, Farador, inspiré de l’univers des jeux de rôle tels que Donjons et Dragons, et réalisé par Édouard Albernhe-Tremblay, il est l’un des protagonistes. « Le jeu m’a toujours intéressé. J’ai joué dans L’affaire Dumont, de Podz, et tenu des petits rôles comme dans la série télé 19-2 et dans Viking. Je ne me prenais pas au sérieux, mais à force d’en faire, je peaufine mon interprétation. Je pourrais peut-être pousser davantage. »
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2023 de L’actualité, sous le titre « L’étoile inconnue du cinéma québécois ».