À propos de zombies

Trois livres qui traitent de zombies, au sens propre comme au figuré. 

J’ai croisé l’autre jour rue Sherbrooke, à Montréal, près du parc La Fontaine, un groupe de jeunes adultes maquillés en morts-vivants, de faux zombies. Il faut vraiment s’ennuyer dans la vie pour jouer à ces jeux, mais c’est aussi l’une des mille manières de participer à la civilisation du spectacle que décrit, dans un essai éponyme, le Prix Nobel de littérature Mario Vargas Llosa. Un ouvrage passionnant sur la culture, la savante, la populaire, l’absente et la disparue.

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Mario Vargas Llosa, La civilisation du spectacle, Gallimard, 227 p.

Qui est cultivé aujourd’hui ? De quoi parle-t-on ? Toutes les cultures méritent le respect, ont affirmé les ethnologues, et « main­tenant nous sommes tous cultivés, de quelque manière, même sans avoir lu un livre, visité une exposition ou acquis quelques notions de sciences humaines », conclut l’écrivain péruvien, s’étonnant que les sciences exactes soient actuellement aussi avancées et porteuses d’immenses découvertes, alors que la « culture » n’est plus qu’un divertissement frivole. La raison en est simple : les technologies numériques sont à notre civilisation ce que le forum était au peuple de Rome, et César aujourd’hui regarde les grands enfants s’amuser avec leurs écrans nomades branchés.

L’essai sur la civilisation du spectacle de Vargas Llosa pourrait marquer la fin du lamento de l’homme cultivé du XXe siècle, dont les sources hébraïques gréco-latines et chrétiennes ont été mises aux oubliettes. On ne reviendra pas à la Renaissance ni au cours classique, dont le cursus au Québec était semblable à celui offert en Europe comme en Amérique du Sud ou du Nord.

Notre Révolution tranquille aura été un phénomène social du siècle dernier.

Que s’est-il passé ? En 1989, le mur de Berlin s’est effondré ; l’année suivante, l’ordinateur personnel entrait dans la maison. Nous changions de civilisation, le XXIe siècle naissait. La parole et le texte écrit reculaient devant l’omniprésence de l’image et du son, la trame de fond du nouveau siècle et sa musique n’encourageaient pas la réflexion. L’élite des sociétés d’hier, qui se nourrissait de valeurs patrimoniales et jugeait les productions culturelles selon des critères hiérarchiques, n’avait plus qu’à se taire et à se faire oublier.

Dans le confort de ses objets, la classe moyenne s’ennuyait : elle avait du pain, elle désirait des jeux. La libéralisation des mœurs et la désaffection religieuse ouvraient la voie à une pornographie audiovisuelle et artistique inouïe, Vargas Llosa en fait la démonstration avec l’« œuvre » d’artistes coprophages. Des vedettes parisiennes, nourries de marxisme, comme Baudrillard, Derrida ou Foucault, déconstruisaient les ouvrages ; les critiques se substituaient aux créateurs. Quand les universitaires eurent fait place nette, les publicitaires s’empressèrent de s’emparer de la direction de l’orchestre de la civilisation du spectacle.

L’essai de Vargas Llosa est brillant, décrivant dans des paragraphes féroces la banalisation de l’érotisme (avec un chapitre sur les ateliers de masturbation dans des écoles espagnoles), la dépréciation du politique (où sont passés les grands hommes et les grandes idées ?), la disparition du journalisme d’information à la télévision (on y préfère life style, cuisine et humour), et l’effet étrange de délocalisation et de désynchronisation que provoque Internet. Avec cet essai, publié à l’aube de ses 80 ans, le grand romancier Mario Vargas Llosa nous fait un généreux cadeau.

Charlie et les zombies

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Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, Seuil, 243 p.

Vous avez peut-être allumé un lampion ou acheté un exemplaire de Charlie Hebdo pour dire votre refus de la violence à la suite de l’attentat de janvier dernier à Paris ? Vous avez peut-être porté un t-shirt « Je suis Charlie » ? Or, voici un livre touffu, difficile à déchiffrer pour qui n’est pas français, dans lequel Emmanuel Todd tente de décrire ce Charlie auquel tant de gens se sont identifiés, demandant avec courage si, à l’âge de la mondialisation, il est sain d’insulter systématiquement les croyances des peuples étrangers comme le faisaient les caricaturistes.

À l’aide de cartes géographiques et de statistiques (dont un lecteur québécois ne peut mesurer l’exactitude), l’historien rappelle qu’il y a des courants religieux profonds qui irriguent les cultures nationales bien après que les religions institutionnelles ont perdu leur lustre. Pour lui, la France vit d’abord une crise spirituelle. « Nous devons prendre la religion au sérieux, écrit-il, particulièrement quand elle disparaît. » On peut imaginer, par exemple, un anthropologue avançant qu’au Québec la dévotion mariale a préparé la voie à une société matriarcale, ou encore que l’éducation catholique à l’obéissance et à l’humilité explique l’indécision politique des Québécois devant le projet d’indépendance.

En cherchant à connaître le Charlie français derrière son masque de zombie, Emmanuel Todd, qui ne sous-estime pas l’islamisme, soulève la question du multiculturalisme (dont l’apartheid est l’horizon vrai) et l’interdiction du voile à l’école, dont il se réjouit. Qu’il s’agisse de l’incroyance généralisée ou de l’universalisme, Todd rejoint souvent les propos sensés de Vargas Llosa.

Que dénonce-t-il ? Une coalition politique regroupant la classe moyenne, les aînés et les cadres supérieurs catholiques zombies, qui écrase de son poids les jeunes chômeurs et les émigrés. « La France n’est pas en 2015 une nation grande et généreuse. » Todd a surnommé « MAZ » ce groupe dominant, dont François Hollande est le zombie en chef, écrit-il, car le président ignore qu’il est plus habité par la tradition catholique que par la foi socialiste.

Au pays des vrais zombies

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Philippe Charlier, Zombis, Tallandier, 223 p.

Philippe Charlier, chercheur en médecine légale à Paris (on dit médecin légiste chez nous), scientifique curieux, s’en est allé en Haïti vérifier l’existence des zombies, ces morts-vivants transformés en esclaves. Ce livre, qui relate les rencon­tres du chercheur avec des houngans (officiants vaudous), une mambo (officiante) et des vaudouisants célèbres, comme Max Beauvoir, m’accompa­gnait cet automne lors d’un voyage à Port-au-Prince. Il m’a servi de guide. À mon âge, les cimetières et leurs habitants fascinent.

Le rituel de la mort, dans la culture haïtienne, n’est pas encore aseptisé, malgré les nombreux salons funéraires. Charlier décrit avec soin les cultes, les pratiques magiques, les bokors, qui savent provoquer un état léthargique chez leur victime, grâce au poison (la tétrodotoxine) et aux herbes.

Il existe, en Haïti, une justice nocturne : la zombification est une punition imposée aux mécréants par les sociétés vaudoues, de nombreux tombeaux ouverts en attestent.

Dans la pensée vaudoue, le mort retourne en Afrique-Guinée, son lieu d’origine. Lors de son voyage d’étude, Charlier n’a pas rencontré de zombie à Port-au-Prince ou dans les campagnes, moi non plus. Peut-être, comme le donne à entendre Emmanuel Todd, en croisera-t-il à Paris ?

« Il serait erroné d’attribuer des fonctions identiques aux sciences, aux lettres et aux arts. Les sciences progressent, comme les techniques, annihilant le vieux, l’antique, l’obsolète ; pour elles le passé est un cimetière. Les lettres et les arts se renouvellent mais sans progresser ; sans anéantir leur passé, ils construisent sur lui, Vélasquez est aussi vivant que Picasso, Cervantès que Faulkner.