
Je me suis d’abord heurté au répondeur. Jusqu’à ce que Pierre Falardeau finisse par décrocher. C’était bien lui au bout du fil, plus caricatural que ses imitateurs. Il m’a laissé balbutier mon laïus. Ensuite, il m’a taillé en pièces, en appuyant sur chaque mot, comme on presse une gâchette. « Crisse ! Ça va mal tes affaires ! Passer du Devoir à L’actualité ! Ta carrière va ben en estie ! Ta revue de dentiste s’intéresse à moi ? Ça doit être vrai que je suis rendu con si L’actualité veut faire mon portrait ! D’habitude, vous vous intéressez à des jeunes hommes d’affaires fédéralistes qui montent ! J’ai rien à vous dire. » Puis il a raccroché. C’était ma première journée à L’actualité. Il y a un an.
Qu’à cela ne tienne. Car, comme Falardeau le dit lui-même avec son inimitable sens de la formule, « les bœufs sont lents, mais la terre est patiente ». J’ai donc rappliqué un an plus tard. Cette fois, il a accepté. Et pour cause : il a un film à vendre. Son 15 février 1839, pour lequel il s’est tant battu contre les bailleurs de fonds publics, s’apprête à prendre l’affiche le 26 janvier, un peu partout au Québec. Falardeau honnit la majorité des journalistes, refuse les plogues ou les « papiers lèche-cul » (sic), lève le nez sur la presse, y compris l’hebdo Voir — « le catalogue Canadian Tire de la culture » — et les « magazines de dentiste ». « Souvent, je gueule contre les journalistes et les cinéastes. Pour moi, le journalisme est une job très importante. C’est sacré, noble. Même chose pour le cinéma et les arts. Mais quand je regarde en général comment c’est fait, ça me déprime ! » Cependant, Falardeau s’amollit parfois dans la mesure où le « bouffon » qui l’interviewe peut l’aider à remplir les salles où sont projetés ses films.
Rendez-vous, donc, dans un restaurant de la rue Saint-Denis, par un petit matin frisquet de novembre. Le cinéaste enragé m’y attendait, plus Falardeau que Falardeau. Il arborait le costume et la panoplie d’accessoires propres à son personnage : l’éternelle clope — qu’il savoure davantage là où il est interdit de fumer —, une larme de cognac (« C’est pas mon habitude à 10 h du matin, mais quand le propriétaire l’offre… »), la chevelure soigneusement ébouriffée, la barbe hirsute à la Gainsbourg et ce sourire, d’une infinie bonté, qui rappelle celui de Jacques Brel, un sourire à la fois frondeur, tendre, timide et désespéré.
Il portait surtout les mêmes habits idéologiques qu’il revêt depuis ses études en ethnologie et ses premiers documentaires au début des années 1970 : Continuons le combat, À force de courage, Pea Soup, Speak White. Son crédo : les Québécois forment un peuple conquis et annexé, un peuple de colonisés qui doit se libérer en devenant souverain.
Falardeau a 54 ans ; c’est toujours ainsi qu’il a vu le Québec et le monde. Dans ses films, ses livres, ses lettres incendiaires aux journaux, ses cabotinages à la télé, ses jugements péremptoires, ses hurlements désespérés, ses accès de romantisme révolutionnaire, son humour dérisoire, ses propos parfois haineux et fanatiques ou ses lectures savantes, le même postulat revient : si vous êtes un souverainiste de gauche comme moi, vous êtes correct et on se battra ensemble ; si vous êtes dans l’autre camp, vous êtes un colonisé ou un chien, surtout si vous êtes un homme d’affaires. Point à la ligne.
C’est blanc ou noir. Pas de zone grise. Tout au plus quelques contradictions. En 1995, il a reçu le grand prix Ouimet-Molson des Rendez-vous du cinéma québécois pour son film Octobre. Il a accepté le chèque de 5 000 dollars, mais a dénoncé la famille Molson, « des exploiteurs du peuple ». La brasserie a cessé du coup de commanditer l’événement. Puis, en 1999, Falardeau a accepté des pubs déguisées de Molson dans Elvis Gratton II : Miracle à Memphis, moyennant rétribution.
D’accord avec ce résumé ? Falardeau recule, mord dans sa Camel, lève les yeux au ciel puis réfléchit. Comme d’autres pamphlétaires, il déteste la complaisance et l’aplaventrisme, mais supporte mal qu’on le contredise ! « Moi, chus de c’bord-là. La pensée des autres, j’m’en câlisse ! Je fais des films sur des moments de l’histoire où c’est noir et blanc. Pour moi, en 1839, il y a les pendeurs et les pendus. Les pendeurs, qu’ils soient fins ou pas, ça change rien. Mais je suis capable d’avouer que les hommes d’affaires, c’est pas tous des trous d’cul. Il y a des poètes, comme Louis Grenier, le fabricant des vêtements Kanuk. Il y a des bourgeois éclairés, comme Jacques Parizeau. Mais il y a surtout des bâtards. »
Le comédien Julien Poulin connaît Pierre Falardeau depuis plus de 40 ans. Tous deux avaient 12 ans lorsqu’ils se sont rencontrés au Collège de Montréal. Né en 1946 dans l’est de la métropole, Falardeau a grandi à Châteauguay, où son père était directeur de caisse populaire. Poulin, lui, est toujours resté à Montréal. Leur amitié n’a jamais flanché. « C’est un gars qui a le courage de ses idées ; il est en quête du vrai et se bat contre l’injustice. Déjà, au collège, il avait cette conscience sociale et cet instinct de révolte », dit Julien Poulin, qui a coréalisé plusieurs films avec lui, en plus d’incarner le célèbre Elvis Gratton.
Leur complicité professionnelle est vieille de 30 ans. Poulin faisait du théâtre d’avant-garde et Falardeau étudiait en anthropologie à l’Université de Montréal lorsqu’ils ont commencé à tourner des documentaires au Vidéographe. Falardeau avait eu le coup de foudre, quelque temps auparavant, pour le cinéma-vérité de l’Office national du film (ONF), celui des Gilles Groulx et Pierre Perrault. Il s’est lancé tête première dans l’aventure.
« On vivait pauvrement, mais c’était notre choix. Nous étions des artistes, des résistants, et nous l’assumions. Pierre l’assume encore. Il est prêt à en payer le prix, et il a souvent eu faim. » C’est le succès d’Elvis Gratton qui lui a permis de vivre relativement à l’aise. Elvis Gratton II : Miracle à Memphis a généré des recettes de plus de 3,7 millions de dollars, renflouant du coup les coffres de Falardeau et de sa famille — il a trois enfants. Dans l’histoire du cinéma québécois, seuls Les Boys I et II ont fait mieux au box-office.
Aux yeux de Julien Poulin, 15 février 1839 rendra enfin justice au cinéaste. « C’est un film très intérieur qui va montrer, plus que les précédents, qui est le vrai Pierre Falardeau. C’est un cinéaste de calibre international. » Il faut dire que depuis sa comédie Miracle à Memphis, sortie en juillet 1999, Falardeau a une certaine côte à remonter. « Unanimement, les critiques m’ont chié dessus. Mais je fais pas des films pour eux. J’en fais pour les ti-culs de l’est de Montréal. Qu’ils ne comprennent pas le message d’Elvis Gratton, je m’en balance. Quand j’étais jeune, je regardais les films de Chaplin et je riais, sans voir la critique sociale. On la voit plus tard. »
Dans 15 février 1839, Falardeau traite à sa manière de la rébellion des Patriotes. Il le fait du point de vue d’une quinzaine de résistants détenus dans une aile à part de la Prison de Montréal. Cinq d’entre eux, dont le notaire François-Marie-Thomas Chevalier de Lorimier (incarné par Luc Picard) et Charles Hindelang, militaire d’origine suisse (joué par Frédéric Gilles), iront à la potence le lendemain. Le film se veut une sorte de huis clos. On assiste à la dernière journée des condamnés.
Pour bâtir son scénario, Falardeau s’est inspiré notamment des lettres écrites par de Lorimier avant sa mort et des Lettres des fusillés de Besançon, un petit recueil d’écrits de 50 otages français, tous fusillés pendant la Deuxième Guerre mondiale. Falardeau est un lecteur boulimique. Et ses lectures nourrissent constamment son œuvre.
Son 15 février 1839 est un film très lent, qui fait une large place à l’émotion. Le cinéaste s’attarde à l’histoire d’amour entre de Lorimier et sa femme (interprétée par Sylvie Drapeau). La comédienne est sortie de ses cinq jours de tournage épuisée, mais en admiration devant le travail du cinéaste. « Falardeau est un grand directeur d’acteurs. Il est très exigeant, très subtil. Il a une façon particulière de se rapprocher de l’humanité de ses personnages. »
« De Lorimier, c’est un combattant, un résistant, plus qu’une victime. Il n’y a pas beaucoup de héros dans le cinéma québécois. Il y a surtout des mitaines, des gars qui s’écrasent. Lui, il meurt dans la dignité », dit Falardeau.
S’il y a de l’amour dans le film, il y a aussi de la haine. À un certain moment, Harkin, un prisonnier irlandais, dit à un autre Patriote : « T’haïs pas encore assez [les Anglais]. Si tu pouvais les haïr comme moi je les haïs ! » « Le poète Gaston Miron, qui m’a conseillé pendant le scénario, un peu avant sa mort, avait un problème avec la haine. Il m’a suggéré de faire dire ces mots par un Irlandais », raconte Falardeau, citant son mentor Pierre Perrault, selon qui il fallait faire « l’apprentissage de la haine » pour échapper à son destin de colonisé.
En regardant 15 février 1839, on a parfois l’impression d’assister à un film biblique. De Lorimier apparaît comme un martyr, voire un saint. « Je crois que Falardeau est, à sa façon, un homme de foi. Pas un curé, mais quelqu’un qui est animé par la ferveur d’un croyant », dit Julien Poulin.
Je m’attendais à ce que Falardeau me saute au visage quand je lui ai avoué que j’avais parfois retrouvé dans 15 février 1839 l’ambiance des films hagiographiques télédiffusés à Pâques. Il n’en fut rien. « Oui, il y a quelque chose de religieux dans ce film. Un côté “je meurs pour vous”. Dans la lutte des peuples, ça existe, des martyrs. De Lorimier a prié avant d’aller à la potence. L’histoire des Patriotes, c’est comme une Passion. »
Après avoir accordé son soutien au Party (1989) et à Octobre (1994), Téléfilm Canada a d’abord refusé de financer 15 février 1839, invoquant des faiblesses dans la psychologie des personnages, « les héros trop héroïques et le manque de rebondissements ». Falardeau, qui flaire des complots partout depuis 30 ans, y a vu — et y voit toujours — de la censure politique. Des artistes et des intellectuels québécois l’ont appuyé dans sa bataille contre Téléfilm. Un comité a organisé une manifestation et un spectacle-bénéfice. « Je ne connais aucun autre cinéaste québécois qui aurait pu mobiliser des milliers de personnes à sa cause. C’est très révélateur de l’influence de notre seul cinéaste politique », dit Mireille La France, professeure de cinéma au collège de Rosemont et auteure d’entretiens avec Falardeau (Pierre Falardeau persiste et filme !, L’Hexagone, 1999). La campagne de financement populaire a permis d’amasser 60 000 dollars, sur un budget de 3,5 millions. Téléfilm a finalement consenti 500 000 dollars. La Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), l’organisme subventionnaire du gouvernement du Québec, a été le principal investisseur en injectant plus d’un million.
Bernadette Payeur, la productrice, n’a surtout pas envie de faire des courbettes à la SODEC. « Téléfilm a mis de l’argent dans la plupart des films de Falardeau. Tandis que, pendant 10 ans, la SODEC et son ancêtre, la SOGIC, n’y ont pas mis un sou. » Comme quoi l’« oppresseur » fédéral peut être généreux.
Tout au long de sa bataille, Falardeau a abreuvé d’injures le président de Téléfilm, François Macerola. Il l’a traité de « fonctionnaire docile », d’« homme de main d’Ottawa ». Un jour, en mars 1997, il l’a qualifié de « vendeur de beignes ». Le lendemain, Macerola lui a fait livrer une douzaine de beignes Dunkin’ Donuts.
Macerola a une opinion bien arrêtée sur Falardeau. « C’est un cinéaste de grand talent, principalement dans le documentaire. J’ai été ébloui, surtout, par Le steak [1992], consacré au boxeur Gaétan Hart. C’est du cinéma-vérité dans toute sa splendeur. Là où je décroche, c’est quand il se cache derrière son personnage et qu’il attaque ; quand il rote sa bière et se met les doigts dans le nez chez Julie Snyder ; quand il fait son Gainsbourg de service devant Pivot, qui admire son insolence. Il m’a dit que j’étais un screw [gardien de prison] et que ma casquette, je la portais dans ma tête. Qu’est-ce que tu veux répliquer à ça ? Ces attaques sont tellement grosses qu’elles ne font même pas mal. »
Le président de Téléfilm en rajoute. Selon lui, Falardeau sait bien utiliser le système. « Il n’y avait rien de politique dans le refus de Téléfilm. Falardeau a toujours fait les films qu’il voulait faire et il a toujours été bien traité par son pays, le Canada. »
Mario Roy, éditorialiste à La Presse, a aussi été la cible de propos injurieux du cinéaste. « Il n’y a aucune originalité ni aucune substance dans la pensée de Falardeau. C’est la gauche nationaleuse archaïque. Falardeau fait d’abord et avant tout du show-business. Il se donne en spectacle par le biais de ses injures. Ça séduit un certain public », dit-il. Il y a deux ans, Falardeau l’avait traité de « concentré de trou d’cul » dans une chronique du journal satirique Le Couac.
Ciel ! S’il faut que ce numéro de L’actualité — « la revue de dentiste » — tombe entre les mains de Falardeau, que trouvera-t-il à redire ?