
Dans un numéro comique, lors d’un spectacle à Saint-Sauveur en septembre, Gregory Charles déplorait l’attitude de « ceux qui vont dans le Nord défendre la souveraineté d’un pays dont ils méprisent la culture ». Il ajoutait ainsi son nom à la liste des artistes outrés par les coupes du gouvernement Harper dans la culture. Cette flèche avait quelque chose d’étonnant. Car Gregory Charles est à mille lieues du modèle de l’artiste militant. Personnage anachronique dans le paysage québécois, il assume avec fierté son côté animateur de pastorale et son amour du show-business.
L’homme est multitalentueux. Il peut diriger un chœur de 1 000 voix, captiver une classe d’enfants, faire résonner deux pianos en même temps, séduire les anges en chantant ou les jeunes filles en se déhanchant sur scène. Et comme il l’a prouvé maintes fois, sa tête abrite l’une des plus grandes mémoires musicales de l’Occident. En entrevue, il parle vite et sans arrêt, pratique le coq-à-l’âne avec talent, émaille ses phrases d’expressions en anglais et a parfois des intonations d’ado (« Shakespeare, c’est cool ! »).
Et il n’hésite pas à chanter pour étayer un argument !
Derrière cette boulimie contrôlée se cache un homme d’affaires qui roule assez bien sa bosse. Entouré d’une équipe dévouée, il gère, mine de rien, une dizaine d’entreprises, qui vont d’une boîte de production à une maison d’édition en passant par une fondation. « Quand j’ai commencé à faire du showbiz, je me suis fait dire que ça allait être vraiment difficile de me gérer parce que je faisais trop d’affaires. J’ai décidé que j’allais essayer de me gérer moi-même », dit le chanteur de 41 ans.
Le personnage peut-il plaire aux Français ? C’est le défi que le patron du festival Juste pour rire, Gilbert Rozon, a accepté de relever avec lui. Sa « revue musicale encyclopédique » MusicMan, qui fait participer le public comme le faisait son spectacle Noir et Blanc, commence ces jours-ci à Paris.
À quelques jours de son départ pour la France, il a accueilli L’actualité à son bureau, aménagé dans une ancienne usine sur
le bord du canal de Lachine, à Montréal.
Qu’est-ce que vous allez chercher dans une carrière internationale ?
– D’abord, une validation. C’est un peu ma famille, ici. Elle semble apprécier ce que je fais et je l’apprécie. Mais je me demande si, à l’extérieur de ma famille, ça vaut quelque chose. Ensuite, je vais remettre les compteurs à zéro. Car à un moment donné, on finit par construire sur ce qui existe déjà. Il y a le danger de devenir un peu paresseux. J’enseigne et je passe mon temps à dire à des jeunes : « It’s not enough. Tu es capable de te rendre ici ? How about qu’on découvre si tu es capable de te rendre jusque-là. Si tu ne te rends pas, c’est pas grave, mais how about qu’on essaie. » À partir du moment où tu enlèves ton pied de la pédale, non seulement tu arrêtes d’avancer, mais tu recules.
Enfin, il y a le fait que je suis le résultat de différents éléments : mes parents, mes éducateurs et le Québec. Moi, je n’existe nulle part ailleurs qu’au Québec. Quand je dis « moi », je parle de mon intérêt tous azimuts pour la musique, et là, je ressemble au Québec, qui, à part le Royaume-Uni, est le seul endroit où tu peux avoir Marie-Mai au top du palmarès, puis Lhasa de Sela la semaine d’après. Je suis aussi un produit québécois sur le plan génétique. On n’a rien à voir avec le sud des États-Unis, avec la France non plus. Il y a une glorification de la différence, ici. On n’est pas les États-Unis, où les gens de couleur vivent un soir par semaine à la télévision. Les sitcoms noires, c’est le jeudi, et le vendredi, les sitcoms latinos. Nous, on est clairement une mosaïque. C’est tout ça, pour moi, l’idée d’aller en France.
Et comment on se prépare pour la France ?
– En se rappelant que les Français sont un peu plus intellos que nous. En pensant aussi qu’ils aiment bien les étrangers qui les impressionnent, mais qui n’arrivent pas en leur disant qu’ils sont impressionnables. Ils feront des demandes spéciales dans mon spectacle. C’est sûr qu’il y a un genre de prétention là-dedans : demande-moi n’importe quelle chanson, je vais la faire… Comment dire à un peuple un peu prétentieux que tu es capable de faire quelque chose que, peut-être, ils n’ont pas vu souvent, sans être plus prétentieux qu’eux ? Ce n’est pas par prétention que je fais ça, mais parce que c’est le fun.
Votre site Web ressemble plus à celui d’une grande entreprise qu’à celui d’un artiste. Vous avez une maison de disques, une boîte de production, une maison d’édition… Les entreprises existantes ne faisaient-elles pas votre affaire?
– Je n’ai aucune critique à faire à propos des autres entreprises, mais je pense que je suis un candidat un peu particulier. Dans le sens où je suis un peu intense et très ambitieux, mais pas dans le sens de faire des sous, être au top, récolter de la gloire. Je vous donne un exemple. Nous avons fait quatre shows en fin de semaine à Saint-Sauveur. Ce n’était pas mauvais, mais c’était, disons… un peu paresseux. Comme patron, ça ne me dérange pas de prendre ça [il fait mine d’envoyer le tout à la poubelle] et de dire : «On recommence.» C’est pour cette raison que j’ai souvent produit mes propres affaires. Quand tu travailles avec d’autres, tu ne peux pas faire cela. On te dit: « Regarde, on a dépensé tant là-dedans, on va pas jeter ça… »
Vous n’êtes pas un peu control freak, comme disent les anglophones ?
– Peut-être, en partie. Mais pas tant que ça. Les livres de management disent qu’un chef d’entreprise doit montrer de l’abnégation. C’est tough quand tu es une personnalité publique et qu’à peu près 50 % de ce que tu fais tourne autour de toi. Quand tu t’assois avec tes employés, c’est sûr que la façon dont les gens te perçoivent, c’est le plus important. Mais il me semble que la disposition des locaux montre le genre de personne que je suis. Je n’ai pas de bureau ici. Je viens tous les jours et je m’assois au bureau des gens qui travaillent ou je les réunis ici, autour de la table. Il y a de l’espace pour chaque entreprise et les employés sont autonomes. Mais ce qu’ils trouvent intense, c’est qu’il se peut qu’un soir à 20 h 30, ou qu’à 6 h du matin, je sois prêt pour un meeting. Ça se peut que, quand on finit une chose, je ne passe pas plus de 30 secondes à dire que c’était bon et que je demande : « On fait quoi maintenant ? J’ai une idée… »
Comment décrivez-vous la capacité des artistes québécois de gérer leur carrière ?
– Je ne suis pas sûr que le Québec ait produit autant de bons gestionnaires de carrière que de carrières. Les grands managers de carrière, je pense qu’on peut les compter sur les doigts d’une main, alors que des grandes carrières, des grands artistes, il y en a ! Guy Latraverse a été un grand manager. Il y a aussi, et c’est dommage qu’on se sente mal de dire son nom, mais je pense que Guy Cloutier a été un grand manager. Et, bien sûr, il y a René Angélil.
Ça ne vous a pas tenté d’aller le voir plutôt que Gilbert Rozon pour lancer votre carrière internationale?
– Je suis sûr que René peut réussir n’importe quoi s’il se met en tête de le réussir. Mais il est marié à son œuvre la plus importante. Je ne vois pas comment you can beat that ! Gilbert et moi, on a eu quelques rendez-vous manqués. Je pense que maintenant on se rejoint.
Le printemps dernier, à la suite de la réduction de ses budgets par le gouvernement conservateur, la SRC a décidé de retirer votre émission Des airs de toi, sur la Première Chaîne.
– Ça me fait de la peine. C’est une émission que j’ai adoré faire. En même temps, il n’y a jamais que du mauvais qui sort d’une affaire. On est obligé de remettre les compteurs à zéro. Mais il y a un danger quand, en période de problèmes économiques, tu élimines les émissions de création pour ne garder que les émissions qui font la couverture d’événements. Macadam tribus, Des airs de toi étaient des émissions de création. Mais c’est tellement plus simple de parler de culture que d’en faire. Tu assois les gens à une table, tu les envoies voir ce que les autres font et ils en parlent. Mais tu deviens un spectateur. Si tu es une entreprise culturelle, il faut que tu crées. Sinon, tu es dans la mauvaise business.
Dans une prochaine campagne électorale fédérale, l’avenir de la SRC devrait-il être un enjeu?
– Oui, car c’est une des expressions de la culture canadienne. Comme c’est un outil public, il est logique que ce soit un enjeu public. La SRC et la CBC sont des boulons qui tiennent la roue de notre identité, et ce serait une erreur de les retirer. Ce sont des outils indispensables, mais ça ne veut pas dire qu’ils sont intouchables. Rien de plus dangereux que les affaires intouchables.
Que changeriez-vous dans la structure des subventions à la culture à Québec et à Ottawa ?
– C’est vraiment complexe… On se bat pour des choses qui sont essentielles dans une société évoluée : l’éducation, la santé, le respect des démunis. Une fois qu’on les obtient et que c’est gratuit, on dirait que ça n’a plus de valeur. Radio-Canada est un boulon essentiel, mais il faudrait qu’on soit conscient de ce que ça coûte. Sinon, tôt ou tard, les gens vont la tenir pour acquise. Les gens paient pour la BBC au Royaume-Uni. En Belgique, les gens paient des taxes pour la télévision et la radio. Tout le principe du financement qui nous échappe, où on ne voit pas les chiffres, est pervers.
Charlemagne [NDLR : roi qui a régné en France de 768 à 814] souhaitait une éducation accessible à tous. Ç’a pris 900 ans pour qu’on y arrive. Maintenant qu’on l’a obtenue, que c’est gratuit, on s’en fout. J’ai fait le tour du monde pour des activités d’éducation, et quand je demandais à des jeunes de 15 ans ce qui était important dans leur vie, ce qu’ils voulaient, leur réponse était souvent «mon éducation». C’est gratuit ici, et pour un paquet de jeunes, ça ne veut rien dire, l’éducation. Pour que Radio-Canada prenne tout son sens, il faut que le simple citoyen puisse savoir combien ça vaut, combien il paie pour ça. Ultimement, en comparaison, il verrait qu’il ne paie pas cher.
Quel est l’avenir de la radio ?
– Environ 70 % des gens des villes vivent seuls. La radio est vraiment le média par excellence du combat contre la solitude. Elle est faite pour ça. Il faut seulement que les radios gardent le cap, se rappellent ce qu’il faut faire pour combattre la solitude. Un autre élément que je trouve extrêmement important dans le code de la radio, c’est le « gris ». Il y a un besoin de gris. De têtes grises. Ces personnes-là, ce sont les sages du village. C’est l’équivalent dans les tribus, dans les castes, des vieux qui s’assoient autour du feu et qui racontent. C’est ça, la radio. La télé, c’est autre chose.
Le printemps dernier, le père Lindsay, l’âme du Festival de Lanaudière, est décédé. N’êtes-vous pas un peu son héritier? Le camp des jeunes, le festival, ça vous ressemble…
– Totalement. Il était mon modèle. C’est un homme que j’admirais, que j’admire encore. Il avait cependant beaucoup de qualités que je n’ai pas. C’était un homme capable d’abnégation. Ce n’est pas dans mon ADN. Je prends de la place. Des fois, il me disait que j’étais un peu agressif, parce que je voulais tout, tout de suite. Mais je pense qu’on se rejoignait beaucoup dans la musique. La chose sacrée, la présence de l’histoire de la religion dans l’humanité, ça m’intéresse. Comme véhicule des valeurs. C’est pour ça que je trouve que la culture est si importante : elle véhicule les valeurs. Et particulièrement dans une société où il n’y a plus d’institutions religieuses. Je pense que lui avait saisi ça aussi. Il répétait que le beau engendre le bien. Et que le bien engendre le beau…
Vous êtes un passionné et un connaisseur de grande musique, tout en faisant une carrière de chanteur populaire. Dans votre esprit, y a-t-il une hiérarchie de la musique ? Est-ce que le Requiem de Fauré et Frank Sinatra se valent ?
– Oui. Le snobisme musical – et le snobisme tout court ! – me pue au nez. Affirmer qu’il y a une hiérarchie dans la musique, ça serait affirmer qu’il y a une hiérarchie dans les émotions. Quelqu’un qui a été bercé par « Tous les garçons et les filles de mon âge se promènent dans les rues deux par deux » va trouver cette chanson aussi douce à son oreille que le mouvement lent de la sonate de Beethoven. On ne peut pas dire à quelqu’un que le mouvement lent de la sonate de Beethoven est bien meilleur que « Tous les garçons et les filles de mon âge… » Qu’est-ce qui est meilleur : Shakespeare ou La Fontaine ? Je trouve ça vraiment cool, Shakespeare, et cool, La Fontaine. Souvent, les gens disent qu’il n’y a que deux sortes de musique : la bonne et la mauvaise. Non. Il y a un seul genre de musique : la musique qui veut dire quelque chose pour quelqu’un.