Voici en primeur trois extraits choisis par l’auteur lui-même, qui nous le montre à 20 ans, diplômé naïf en Éthiopie, puis en 1980, en plein questionnement sur la place du Québec dans le Canada, et enfin en 2013, dans le bureau du tout nouveau maire de Montréal, Denis Coderre, au lendemain de son élection.
De l’avantage d’être né, par Jacques Godbout, Éditions du Boréal.
(1954)
Après un arrêt au Soudan, où semble se concentrer toute la chaleur de l’Afrique, l’avion de la Ethiopian Airlines nous dépose le 15 septembre à l’aéroport d’Addis-Abeba, quatre jours après le Nouvel An du pays du roi des rois.
C’est le bout du monde. Dans la camionnette qui nous amène en ville, nous en prenons peu à peu conscience. Le chauffeur nous raconte que les potences érigées aux carrefours rappellent la loi et que les criminels qui se balancent au bout de leur corde méritent leur sort. Ici, on coupe la main des voleurs, d’abord la gauche, puis la droite en cas de récidive. Nous zigzaguons entre des charrettes tirées par des ânes et des Vespa qui font office de taxi tout en klaxonnant pour nous frayer un chemin dans des foules aussi anarchiques qu’indifférentes. La majorité des bâtiments ont des toits de tôle ondulée, même les dômes des églises sont en métal galvanisé. Les eucalyptus, droits et élancés, occupent le fond des arrière- cours. Nous sommes prévenus : il n’y a ni téléphone ni confort moderne, le ministère de l’Éducation nous a réservé une demeure en terre battue sur le mont Entoto, dans une enceinte protégée, où nous posons nos valises. Un des professeurs étrangers nous accompagnera pour l’achat des fauteuils, tables, tapis, couverts, ustensiles et casseroles. Nous devons prioritairement nous procurer une voiture : ce sera une Coccinelle bleu-gris, mais je n’ose avouer au vendeur que je ne sais pas conduire. Je suis donc condamné à rouler droit devant, en première vitesse, jusqu’à ce qu’un collègue m’explique enfin l’embrayage et la marche arrière.
Le ministre de l’Éducation de Sa Majesté a décrété que le jeune poète Jacques Godbout, attendu au Tafari Makonnen High School, enseignera plutôt à l’University College en remplacement du professeur de philosophie qui n’est plus disponible. Moi qui n’ai qu’un bagage léger en thomisme, voilà que j’improvise devant des coptes et des musulmans de mon âge – certains même plus âgés – un cours d’histoire de la philosophie à l’aide d’un manuel rédigé par un jésuite de Chicago. Je me laisse pousser une moustache qui ne fait que souligner mon visage d’adolescent. La situation est franchement calamiteuse : contredisant souvent le contenu du manuel, j’explique à ma manière les avantages et les bêtises des philosophies et des religions. Les étudiants m’entendent mais ne réagissent pas. J’en rajoute. Ghislaine dégotte un emploi temporaire de secrétaire chez un imprimeur arménien, ce n’est pas la joie, mais on fera bientôt appel à ses talents d’enseignante au Tafari Makonnen High School, où je devais initialement professer. Ses élèves ignorent la chance qu’ils ont : elle est plus pédagogue que moi, qui suis nul comme enseignant. Admettant m’être fourvoyé professionnellement, je me console en me préparant à chasser les bêtes sauvages dans la brousse. J’ai lu Edgar Rice Burroughs : nous ne sommes pas en Afrique pour rien.
(1980)
Je suis invité à la University of British Columbia à Vancouver. L’institution m’a réservé une chambre dans un petit hôtel sur la baie, tout à côté du parc Stanley où d’immenses totems amérindiens font face à la mer. J’apprends que ce sont les haches apportées par les Européens qui ont donné naissance à l’art du totem sculpté dans les grands pins de la côte. De même, en Haïti, l’art naïf a fleuri dans l’île grâce à la venue d’une Américaine qui a initié à la peinture des jeunes gens qui par la suite ont puisé leur inspiration dans le panthéon vaudou. Les destins identitaires sont imprévisibles. C’est la poésie qui au Québec a lancé l’affirmation nationale. Des haches pour les Amérindiens, des couleurs pour les Haïtiens et, pour nous, les mots de la langue française.
Les questions des étudiants me forcent à réfléchir plus que nécessaire à l’expression littéraire mais aussi à la façon dont les lecteurs s’emparent d’un livre en s’y projetant. Les classes de littérature sont un des derniers refuges de l’écrivain sérieux, on y enseigne la création et on y entretient le mythe du texte sacré. Rentrant à l’hôtel, je m’empresse de scribouiller, je suis continuellement à la recherche du point de départ de mon prochain roman. Au petit déjeuner, en page trois du Vancouver Sun, une manchette racoleuse attire mon attention : « Man loses head, wants to marry. » L’homme en question est un Chinois né avec, sur le côté du visage, une deuxième tête qui l’enlaidit sérieusement. Or, dit le journal, grâce au Petit Livre rouge de Mao, la bible magique des communistes chinois, des chirurgiens de Shanghai ont réussi à débarrasser le patient de sa protubérance. Ce dernier, enfin présentable, s’est évidemment mis à la recherche d’une épouse.
La nouvelle ne me quitte plus l’esprit et je me persuade que la métaphore du bicéphale convient aux Canadiens français. Me voilà à nouveau devant la question identitaire, ce doit être mon karma. Car pourquoi le nier, si j’apprécie la liberté que m’offre le Canada de circuler de l’Atlantique au Pacifique, je ne suis pas « chez moi » à Vancouver. Une partie de moi s’y sent à l’aise, l’autre a envie de rentrer au Québec. De L’Aquarium à L’Isle au dragon, j’ai parcouru un itinéraire quasi géographique de l’ailleurs aux origines. Je devrais me fabriquer une mappemonde illustrée ! Que nous proposent les péquistes les plus motivés ? Une séparation, c’est-à-dire une opération chirurgicale, est-ce que les jumeaux bicéphales survivent à ce genre d’intervention ? Me voilà en train de fouiller la question, sur le plan médical et politique, et j’entreprends la rédaction des Têtes à Papineau. Le roman se révèle drôle et tragique à écrire ; d’après mes recherches, le résultat de l’opération sera douteux, mais l’écriture est jubilatoire car tout est binaire, bipolaire, bilingue, bicéphale et bizarre. De plus, le référendum sur la souveraineté-association à négocier entre Ottawa et Québec nourrit la fiction.
(2013)
Au lendemain du 3 novembre, dès huit heures du matin, je téléphone à Denis Coderre pour le féliciter d’avoir gagné les élections municipales. Il me répond avec enthousiasme depuis le trottoir devant la mairie de Montréal, où il salue des citoyens. Il sera un maire responsable, c’est un homme d’action, son expérience au fédéral lui sera utile ; tribun intelligent, il a son franc-parler et une corpulence qui l’invite à se comparer en riant au célèbre Camillien Houde. Denis est l’antithèse de l’ineffable born again Gérald Tremblay, qui a trop longtemps servi de paravent à la corruption. Le nouvel élu m’invite à luncher le midi même à la mairie, j’accepte avec plaisir et curiosité. Il me reçoit dans le grand bureau lambrissé du premier magistrat, rue Notre-Dame, évoquant Jean Drapeau, exprimant de grandes ambitions. Nous devisons de son parcours en politique depuis le tournage du Mouton noir en 1990, quand je l’avais filmé comme candidat libéral dans Laurier–Sainte-Marie. Le jeune Coderre portait à l’époque de voyantes bretelles rouges sur une chemise col ouvert et tenait un discours vigoureux, mais il avait été défait par Gilles Duceppe, candidat du nouveau Bloc québécois. Il est aujourd’hui rayonnant, en complet foncé et cravate.
La table est mise dans le bureau, on nous sert un modeste repas de traiteur, sans vin ni fioritures. Nous nous sommes vus à quelques reprises depuis plus de vingt ans, il était aussi l’un des jeunes politiques héritiers du Mouton noir ; j’ai pris position en sa faveur pendant les élections municipales, tentant de convaincre mes amis journalistes, dont Lysiane Gagnon de La Presse, d’appuyer sa candidature. Denis me demande ce que je souhaite qu’il entreprenne en priorité. Il ambitionne de mettre la ville en chantier et de lui donner une réputation internationale. Ma suggestion est plus modeste : chaque fois que je passe avenue du Parc, lui dis-je, comme je viens de le faire pour te rejoindre, je vois le kiosque de musique du parc Mont-Royal sur la colline, dédié à la mémoire de Mordecai Richler, qui tombe en lambeaux. Ce pavillon devait rappeler Richler et ses personnages, mais on en a démoli le plancher, les panneaux latéraux se désagrègent, la toiture est trouée, c’est honteux. La famille Richler ne proteste pas, mais je suis choqué du sort que Montréal réserve à l’un de ses plus grands écrivains. Denis me promet que le kiosque sera réparé et se dit aussi d’accord pour que la bibliothèque du Mile End porte le nom de Mordecai Richler. Je n’ai pas d’autre avis, même s’il insiste, et je lui souhaite de réaliser ses ambitions.
Pourquoi suis-je aussi préoccupé par le sort que Montréal réserve à mon confrère écrivain ? N’a-t-il pas dit le plus grand mal des mères canadiennes-françaises, et de la Loi sur la langue officielle ? Ce ne sont pas les idées de Mordecai que je souhaite que l’on honore, mais l’écrivain talentueux qu’il fut. De toute manière, Richler a dit autant de mal des Juifs de sa communauté que des francophones, et pourtant ses concitoyens le respectaient. Les Juifs se sentent suffisamment sûrs d’eux-mêmes pour faire face à la critique. Aucun écrivain québécois de souche canadienne-française n’oserait dire du mal de sa nation, il serait écartelé, démembré, honni. Tout rappel du nom de Mordecai Richler l’écrivain est un hommage à la liberté d’expression.