
Au Moyen Âge, écrit Georges Vigarello, qui puise son savoir dans les textes, tableaux et caricatures du royaume de France, la puissance physique des guerriers faisait envie. Manger tout son soûl disait la richesse et la puissance. Pourtant, même si l’on reconnaissait que l’embonpoint pouvait avoir des conséquences funestes (Louis le Gros ou la reine Berthe sont morts écrasés sous leur propre poids), les habitants craignaient moins les banquets que l’air humide et l’eau des bains, soupçonnés de s’immiscer sous les chairs.
Or, déjà à l’époque médiévale, les gloutons comme Gargantua devaient faire face à un trio de prescripteurs : les clercs, qui vilipendaient la goinfrerie (péché capital), les médecins, préoccupés de santé, même s’ils en ignoraient les fondements et recouraient surtout aux ventouses, saignées et laxatifs, la cour, enfin, dont le regard et les médisances exerçaient une pression sociale semblable à celle des médias aujourd’hui.
Au 15e siècle, au nom de la « distinction », se dessine à l’horizon un désir de sveltesse. Pourtant, il fait toujours bon de se voir invité à « la table des gentilshommes ». Voilà aussi qu’apparaît l’embonpoint dans les classes populaires. C’est à la Renaissance que le gros commence à souffrir du jugement d’autrui. On le dit balourd. C’est le temps des caricatures de chanoines bedonnants. Les manuels des courtisans affirment qu’il est désormais seyant d’être « forts, déliés et légers, les membres bien formés, souples et dénoués ». La modernité s’installe, inspirée des canons de la Grèce antique.
Au 17e siècle, les médecins découvrent la circulation du sang, mais aussi que le sucre des Antilles et le goût pour le beurre ont quelque chose à voir avec l’embonpoint. De nombreux régimes alimentaires se font concurrence ; les uns prennent du vinaigre pour maigrir, mais pour les autres, l’invention des ceintures de laine et des corsets laisse croire que l’on peut faire bombance et présenter en public une silhouette avenante.
Viennent les Lumières, la science, l’individualisme, et l’on invente le mot « obésité » pour décrire ce qui était hier plutôt « grassouillet ». L’obésité est vue désormais comme une infirmité. La Révolution va bouleverser l’image que les classes sociales ont d’elles-mêmes. Le bourgeois prend la place du noble, cède aux plaisirs et engraisse, mais la chimie permet de comprendre la façon dont le corps retient les nourritures. L’invention de la machine à vapeur offre à point nommé une métaphore heureuse : il faut brûler ce que l’on consomme, le gros doit se dépenser s’il veut rester humain.
Au début du 19e siècle, on parle de pathologie, vers la fin de psychologie : l’obèse serait responsable de son état, comme si la génétique n’y était pour rien. L’image du gros devient ambiguë. Les uns vont se purger à Vichy, Évian ou Marienbad. D’autres découvrent la gymnastique ou cèdent bêtement à la publicité qui veut convaincre les paresseux (forcément gros) qu’une petite pilule pourrait tout résoudre.
C’est vers 1920 que l’obésité, avec l’apparition des statistiques américaines qui tendent à prouver que la mortalité augmente si l’on est en surpoids, devient « une menace esthétique autant que vitale ». Les compagnies d’assurances vont ventiler leurs tarifs selon des échelles de poids. Plus tard, ce sera la cigarette ou le cholestérol : on entre dans l’ère de la surveillance et du marché. Le corps n’a qu’à se réjouir, il aura droit aux massages exotiques, au « conditionnement physique », à l’électrothérapie, aux douches, aux boues, à la thalassothérapie et aux extraits de testicules de singe. Dur, dur d’être mince.
Aujourd’hui, l’obésité (morbide) est vue comme une épidémie. Des centaines de milliers de Québécois en sont atteints, avec comme conséquences prévisibles crises cardiaques ou diabète. Les gros sont décriés, honnis, persécutés, et dépriment d’autant plus que les thérapies se révèlent souvent inopérantes. Que peuvent faire les maigres, alors ? Ne jamais sous-estimer la douleur des obèses.
Les métamorphoses du gras, par Georges Vigarello, Seuil, 363 p., 34,95 $.
PASSAGE
« Son martyre s’accroît, d’autant plus que l’inutilité des régimes amaigrissants conforte la révolte en réduisant la culpabilité. Le sentiment d’une injustice « inouïe » s’impose : celle de vivre dans un corps humilié, dont tout, pourtant, montre à l’obèse que ce même corps lui est étranger. »