
La question du français au Québec me chavire, parce qu’elle parle survie, chicane, fierté, défaite, victoire, identité. Mon expertise ? Treize ans d’émissions quotidiennes, à la radio et à la télé. Vous voulez faire exploser les cotes d’écoute et sauter les serveurs de courrier électronique ? Parlez de sexe… ou de la langue : les résultats sont phénoménaux et garantis. Il faut dire que sur l’hypersensible question linguistique nous sommes tous des spécialistes. Chacun a son anecdote à raconter, qui témoigne du fait que le niveau monte résolument, non ! qu’il baisse inexorablement ; que « c’est donc effrayant comment les gens des médias (ou les ados, les humoristes ou tout autre bouc émissaire) parlent mal ! » Tout le monde et son beau-frère sait exactement ce que le gouvernement devrait faire afin de régler une fois pour toutes la question de l’affichage, celle de l’incompétence des profs ou l’incapacité quasi génétique des joueurs de hockey russes de baragouiner trois mots de français, même après un an au sein du Canadien. L’énergie déployée collectivement à argumenter, à supputer ou à s’inquiéter du sort de notre langue suffirait à alimenter en électricité une ville de taille moyenne pendant un an.
On aime le français ; on s’est battus et l’on se battrait encore pour sa survie. Pourtant, au Québec, le sujet de la langue est ultimement et profondément tabou. Doublement tabou, même. Posée de manière politique et économique en ce qui concerne l’intégration des immigrants, la question de la langue dérange. Prise de manière intime et viscérale lorsqu’il s’agit de sa qualité, elle pousse les interlocuteurs, après un rapide et violent échange d’insultes, à se retrancher derrière leurs positions, en s’interdisant une réflexion plus approfondie.
On aime notre langue, c’est sûr. On la chérit. C’est notre marqueur identitaire le plus précieux. Et pourtant…
Cela fait 13 ans que je reviens régulièrement sur le thème du français au Québec avec des artistes, des linguistes, Pierre Bourgault, des politiciens, dans des débats ou des discussions. J’ai de moins en moins d’opinions arrêtées sur le sujet, encore moins de réponses ; quelques réflexions, cependant, et de plus en plus de questions, parfois banales, quelquefois brutales. En voici quelques-unes.
Sommes-nous laxistes ? La mondialisation et l’hégémonie de l’anglais menacent des tas de langues, dont le français. Allons-nous, en plus, contribuer de l’intérieur à son appauvrissement ? Quiconque ose critiquer publiquement la manière dont telle ou telle personnalité s’exprime sera immanquablement qualifié de traître, d’obsédé, de pète-sec, de sans-humour ou de colonisé. Pourquoi cet interdit ? Rêvons-nous si petit ? C’est ça, aimer le français ? Come on ! S’exprimer avec moins de mots que ne le faisaient nos parents n’est pas un progrès. Si nous souhaitons agir sur le monde, encore faut-il savoir le nommer.
Sommes-nous colonisés ? Depuis quelques années, un glissement se produit. Certaines élites québécoises — issues des médias, de la politique ou de la scène culturelle, bref, des gens maîtrisant le français — abaissent sciemment leur niveau de langue. Pourquoi ? Par paresse ou par calcul, à des fins parfaitement démagogiques, pour « faire vrai », pour parler comme le « vrai monde » (comme si le « vrai monde » n’utilisait que, « genre », 500 mots de vocabulaire)… Résultat ? En devenant facteurs d’appauvrissement de la langue, en nivelant par le bas, ils méprisent le peuple… Qu’on me comprenne bien. Je ne suis ni puriste ni puritaine. Il faut faire swinguer la langue, y glisser des régionalismes, des néologismes, voire des anglicismes. Respirer la texture du français québécois est tout à fait unique et dynamique. En cédant au populisme, au minimalisme, au tutoiement généralisé et à l’indigence volontaire du vocabulaire, on sabote notre richesse, on capitule, on se comporte en colonisés : on est petits, mais on est tous égaux.
Au Québec, la langue qui monte est celle du consensus mou. Dans un « vrai » pays, la langue est un outil quotidien banal, efficace. Ici, c’est une arme. Elle a déjà servi au combat pour l’affirmation. Ces temps-ci, en laissant s’étioler les concepts, les rêves dont se nourrit un pays, on tend à retourner l’arme contre nous.
La langue est-elle soluble dans la culture ? Après avoir dit tout ce qui précède, posons la question qui fâche et, au risque de nous faire « tirer des roches », formulons à tout hasard une hypothèse extrême : et si le français parlé ici se créolisait ? S’il allait même jusqu’à presque disparaître ? Serait-ce si grave ? Le peuple québécois ne resterait-il pas distinct ?
Historiquement, les deux mamelles de la nation, fondements de notre identité, ont été la foi et la langue. La foi, on le sait, a « pris le bord » un samedi soir de messe à gogo, vers 1969. Depuis, nous sommes persuadés que tout ce qui fait du Québec une nation unique et inimitable passe par la langue.
Aime-t-on réellement le français, au Québec ? Étrangement, ce qui est le plus reconnu, le plus apprécié du Québec à l’étranger s’exprime par des images et peu de mots : les œuvres géniales de Robert Lepage, l’art de Riopelle ou de Dominique Blain, les films de Bernard Émond… Ou alors ce sont des œuvres d’artistes qui misent sur la langue québécoise la plus « roffe » : de Charlebois à Desjardins en passant par Les Cowboys Fringants.
Et si le fait de parler français — ou québécois, ou français québécois — n’était même plus notre trait identitaire le plus important ? Et si la culture québécoise, avec son rapport mouvant, créatif, « lousse », indécis, parfois « gossant », mais ô combien unique, au territoire et à l’espace, était plus solide, plus déterminante au fond que la langue dans laquelle elle s’exprime ?
Pour le plaisir de la spéculation intellectuelle — et pour brasser un peu nos tabous paralysants et nos mythes collectifs —, lançons le débat : notre culture est-elle plus solide que notre langue ? La question choque, mais il faut se la poser. Que voulons-nous vraiment ? On se dote de lois pour protéger ce que beaucoup considèrent comme notre bien le plus précieux, on l’idolâtre, mais on se « contrecâlice » de la manière dont on la transmet. On chérit un trésor, mais que reste-il réellement dans le coffre ?
Tout le paradoxe québécois est là : on veut… mais on veut pas.