La maison des temps rompus

Extrait du roman La maison des temps rompus, par Pascale Quiviger, avec l’aimable autorisation des éditions du Boréal.
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Extrait du roman La maison des temps rompus, par Pascale Quiviger

     Ma maison est aussi proche de la mer qu’une maison peut l’être avant de devenir un bateau.Aussi proche de la mer que l’est un bateau lorsqu’il échoue à être un bateau, et je veux dire par là: lorsqu’il échoue tout court.

     D’ici, je domine parfois le paysage, parfois je ne vois rien. Dans ma vie intérieure, ce dedans du dehors, je n’existe qu’impalpable.

     Je vais écrire.

     Quand on se retrouve prisonnière d’un aussi vaste horizon, quand la berge se défile et que la plage parcourue de long en large n’aboutit plus qu’à une seule maison, toujours la même, avec sa fenêtre unique, immense, son oeil de naufragée, il ne reste plus qu’à déposer devant soi, d’une manière ou d’une autre, le noeud qui nous étrangle. On ne peut plus faire semblant.

     Pendant longtemps, je ne fus jamais seule ou, du moins, je ne croyais pas l’être. Nous étions deux. Nous étions deux depuis la naissance et pour l’éternité. Deux à la manière des enfants, fondée sur une sorte de croyance en des choses qui ne meurent pas. Prenons deux cordes, de celles qui tiennent les navires amarrés, deux fortes tresses de lin, mouillées, serrées, et faisons un noeud entre elles, de ceux que seuls les marins peuvent défaire: à l’endroit du noeud, les cordes se confondent – c’est là que nous vivions.

     De ma maison, j’habite surtout la pièce qui regarde la mer. J’ai mis devant la fenêtre une table carrée aux angles droits. Elle reste là, campée jour et nuit comme un gardien de phare, les mains sur les hanches, à surveiller l’horizon, les boucles blanches de la mer, ses bouillons, attentive à la page de la plage si souvent effacée, réécrite, son brouillon. J’ai longtemps rêvé d’une table comme celle-là, et qui aurait la patience de m’attendre.

     Ma maison vue de la plage a l’air d’un aquarium. Il n’y a pas de rideau à la fenêtre, c’est pourquoi elle ressemble à un oeil écarquillé et aussi, étrangement, à l’espoir vain d’un aveugle. Dans cet aquarium, je tends à décrire constamment les mêmes arcs de cercle. De jour en jour, le vernis du plancher s’écaille sur ma trajectoire, à cause des grains de sable sous mes semelles.

     Hier après-midi, il ventait. Sur ma jupe, sous ma jupe, sur mes cuisses et sur mes mains. Ce n’était pas un vent comme d’habitude, torride ou glacial. C’était un vent crémeux sur une peau nouvelle, un vent comme pour la première fois.Un vent d’entre les pages, calme, un effleurement graduel amical. Les spectres s’acheminent en surface. Ce qui se produira ensuite, c’est le mot à mot par lequel ils trouveront moyen de s’échapper lentement, comme des prisonniers creusent un tunnel à la petite cuiller. À la place des choses qui ne meurent pas, il y aura alors un espace vide de ce qu’il n’est plus et vide de ce qu’il n’est pas encore, un espace de potentialités intactes. Il y aura deux cordes libres de leurs flottements et de leurs amarrages.

     J’espère délivrer ces mots à mots un par un peu à peu, pour m’en revenir dans l’espace du ventre, celui d’après les naissances, d’avant les conceptions, et dans le flou des cordes, celui de leurs voyages. J’espère trouver le chemin hors d’ici où rien ne manque, sauf ailleurs.

 

     Il convient de commencer par la fin. Par le début de la fin, qui est en soi un commencement: je voulais une maison.

     Je voulais une maison pour qu’elle m’avale, je me souviens avoir pensé: j’aimerais tant être nulle part. Être nulle, annulée.Une maison, si possible au bord de la mer, comme antidote à l’étroitesse d’horizon.

     Je n’eus pas à chercher. Je marchais sur un sentier de la côte, le 15 avril dernier, quand je lus «En vente» sur une pancarte rouillée. «En vente, bord de mer». Au pied de la pancarte, une piste de terre battue dévalait une pente abrupte, je me sentis soudain fatiguée et je rebroussai chemin. J’y repensai cependant, plusieurs fois le même jour, puis de façon presque obsessive le lendemain. Ma fatigue, je le sais maintenant, était de celles ressenties parfois lorsqu’un appel tant attendu nous est finalement adressé. On pense: «Non, pas déjà.» On pense: «Laissez-moi donc tranquille.» 

     Je revins le surlendemain. En roulant lentement, je mis une heure et demie pour parvenir à Pirogue. J’approchais de la côte, je voyais son reflet sur les nuages et le reflet des nuages sur les champs. La route grimpait jusqu’au village, le traversait, puis se dispersait en chemins clairs, terreux, tassés par la pluie en creux, bosses et cailloux pointus. Je garai la voiture sur un terrain vague, vaguement destiné à cet usage. Le cadran de la voiture marquait dix-sept heures.

     Je parcourus à pied deux kilomètres sur l’une des routes de terre avant de retrouver l’indication «Bord de mer». Je m’engageai sur la piste de moins en moins large, et de plus en plus abrupte. Je glissai plusieurs fois et perdis même une sandale; le chemin était mauvais et la mer semblait reculer à mesure que j’avançais vers elle. Seuls les cris des goélands en annonçaient la proximité, mais, malgré leurs complaintes sonores, je commençai à craindre de ne pouvoir revenir à la voiture avant le coucher du soleil.

     Au fin creux du vallon, la piste se resserrait jusqu’à disparaître dans le giron d’une dune. J’y entrai, ne distinguant d’abord que des dunes à l’infini; au bout d’un moment, cependant, j’aperçus un portail camouflé dans un foisonnement de plantes grasses et perché à une vingtaine de mètres en hauteur sur ma droite. Je m’en approchai prudemment,harcelée par les épines, le sable dévalant sous mes pas. Les plantes grasses étaient de celles qui portent une seule épine bien placée au bout de leurs grosses feuilles invitantes, épaisses, d’un beau vert tendre virant au violet; de celles qui ressemblent de loin à une fleur à peine éclose et, de près, au sourire figé d’une éternité cireuse.

     J’écrasai mon nez sur les planches ajourées du portail pour tenter de jeter un oeil sur la propriété. C’est dans cette position gênante que me surprit le glissement du loquet. La vieille dame ne me fit pas entrer tout de suite. Elle se tint devant moi, droite dans la mesure de ses rhumatismes, et me considéra longuement. Mon visage, surtout.

     Quant au sien, son visage: les glycines qui s’évadaient par le portail entrouvert glissaient pâles entre ses joues et encerclaient son oeil pointu. D’épais cheveux, blancs. Une main plus grosse que l’autre, toutes deux noueuses. Nez fin. Une ligne, seulement, pour la bouche. Menton bref. Elle murmura: «Bien sûr», comme si je lui avais posé une question. Puis elle s’écarta et je fis mon premier pas dans le jardin.

     La lumière. Transparente. Perspicace: parvenant sur chaque feuille caillou brin d’herbe, épine pierre carreau de fenêtre, recoin mousseux grain de sable pétale avec une égale abondance.Montrant, précisant, aiguisant sans rien dérober.Des fleurs, mais pas trop. Exultantes. Spontanées. Feuillages découpant l’ombre en tout petits morceaux. Coquelicots s’échappant des murs. Iris tirant la langue. Herbes longues. Orties en vrac. Marches de bois irrégulières. Toiles d’araignées majeures, dorées. Potager contenu dans des pierres alignées, à la tenue militaire. La vieille dame souriait de me voir sourire.Mille ans trottinaient dans les rigoles de son visage et, derrière elle, un cerisier s’écoulait comme une neige. Comment tout cela pouvait-il pousser dans le sable, dans le vent salé de la mer, dans des saisons si extrêmes, je ne me le demandai que bien plus tard; en cet instant, le lieu m’apparut dans un halo de nécessité, d’indiscutable naturel.

     Elle marchait à pas très lents,montrait avec de très lents gestes et ne disait surtout rien. Je la suivais, gagnée par la même lenteur, si inhabituelle pour moi. Dans une mare d’eau de pluie, des grenouilles phosphorescentes, le bruit mouillé de leur fuite à notre arrivée.Une table basse, une bêche tordue, une chaise bancale.Une remise humide, encombrée. Prunier, abricotier, poirier, deux pommiers. Cent vingt pas réguliers du mur à la table, de la maison au portail. Trois amples gestes rhumatoïdes embrassaient tout, arbres et fleurs, le régiment de légumes et l’herbe leste, tiède, penchée.

     J’étais là, debout, stupéfaite devant cette toute petite femme, ses mains calleuses remplies d’un temps fabriqué dans le silence et dans la pousse de tout. La mer mauve, une ligne droite seulement, couronnait cette divine imprécise précision, ce désordre parfaitement ordonné.

     Je me trouvais dans le plus-que-jardin, là où le savoir-laisser-faire déclassait le savoir-faire. Ils souriaient tous, là-dedans, grenouilles, prunier, bêche. Ils capturaient une lumière venue non plus d’ailleurs, mais d’ici même, du présent, du premier temps qu’on apprend à conjuguer, du premier temps dont on oublie le secret. Une lumière incisive. Profonde. Battant sur chaque objet comme son coeur propre, cristallin, rebondissant sur lui, venant de partout à la fois, d’en haut, d’en bas, de l’extérieur, de l’intérieur, de la nuit et du jour, du proche et du lointain.

 

     Nous n’avions toujours rien dit lorsqu’elle me fit entrer dans la maison. Bien faite. Un seul étage. En pierres recouvertes de chaux, murs épais, fenêtres étroites. Chaude l’hiver, fraîche l’été. La mer, de l’intérieur, demeurait invisible.

     L’entrée menait à un salon et à une grande cuisine qui donnait sur une chambre et une salle de bains. C’était beaucoup d’espace pour une seule personne, beaucoup plus que ne le laissait présager l’apparence extérieure de la maison.

     Elle ouvrit une à une les portes des quatre pièces, et, chaque fois, la lumière m’assaillit comme un chien de garde.Telle qu’au jardin,précise, exacte: un bistouri. Comment est-ce possible, pensai-je, avec des fenêtres aussi étroites ? Elle atterrissait,muette, sur des meubles massifs et sur un plancher d’érable mal équarri, du genre de ceux qu’on ne peut balayer.

     Le décor respirait une élégance de classique relié, à la couverture de cuir. Des meubles engoncés dans la densité du bois, l’opacité du vernis, l’épaisseur des souvenirs qu’ils contiennent comme du vin à vieillir. Immobiles,éternels: le haut bahut du salon, l’imposante table de cuisine, le lit carré, les abat-jour tressés, les rideaux de velours, l’évier de marbre, le coffre de pirate, le poêle à bois faisant aussi office de cuisinière. La baignoire à pattes. Comment d’aussi gros meubles avaient-ils pu dévaler intacts la pente qui avait laissé mes sandales en état de choc ? Sans doute étaient-ils arrivés par bateau.

     La poussière flottait à contre-jour. L’eau des robinets coulait transparente et fraîche. Elle me la fit goûter en m’indiquant la source voisine d’un geste plutôt vague. La mer était proche – «beaucoup plus proche que vous ne pouvez l’imaginer», m’assura-t-elle à demi-voix, sur un ton confidentiel. Elle parlait lentement et souriait, d’un air entendu. Elle avait choisi de vivre sans téléphone et sans électricité. Elle s’appelait Adrienne Chantre. D’un air entendu.

     J’avais connu une Adrienne Chantre auparavant, mais elle ne lui ressemblait pas. Ce fait m’intrigua sans pourtant que j’en fasse grand cas. C’est seulement plus tard, une fois installée dans la maison, que tout m’apparut d’une parfaite évidence.

     Pour une raison qui m’échappait, elle semblait avoir de l’affection pour moi. J’en éprouvai moi-même pour elle, spontanément. J’aurais voulu savoir son âge, si elle avait des enfants, depuis quand elle vivait ici. Je n’osais pas demander. Elle ne m’éclaira pas davantage lorsqu’en réponse à une timide question de ma part elle répondit simplement: «Je ne vais nulle part.»

     Je pris congé d’elle en serrant sa main noueuse et refermai le portail qui grinça. Bien sûr, j’aurais pu me méfier, mais cela n’aurait rien changé.

 

La suite dans le livre…