La maison sous les arbres

Par deux fois, le domaine seigneurial du père de la littérature québécoise a été la proie des flammes. L’héritage de Philippe Aubert de Gaspé revit pourtant. Grâce à l’entêtement des habitants de Saint-Jean-Port-Joli.

Photo : Louise Bilodeau

De passage à Saint-Jean-Port-Joli, j’étais restée inconsolable devant les ruines jonchant le domaine seigneurial de Philippe Aubert de Gaspé. C’était il y a trois ans, et le projet de reconstruction de son manoir, tenu à bout de bras par une poignée de résidants depuis une décennie, battait de l’aile. L’auteur des Anciens Canadiens, célèbre roman qui reconstitue une page tragique de la Conquête anglaise, allait-il disparaître de la mémoire collective ?

Eh bien non ! Les 3 500 habitants de ce village niché entre L’Islet et La Pocatière ne laisseraient pas le père de la littérature québécoise sombrer dans l’oubli. La Normandie avait son Flaubert et la Provence son Pagnol. La Côte-du-Sud aurait son Philippe Aubert de Gaspé.

Il aura fallu 20 ans d’entêtement et une bonne dose d’ingéniosité pour que renaisse de ses cendres le manoir seigneurial brûlé par les soldats de Wolfe en 1759, reconstruit peu après, puis détruit par le feu une seconde fois en 1909. Depuis un an, le joyau d’antan se dresse fièrement entre le fleuve et le chemin du Roy (route 132). Une bâtisse « à un seul étage, à comble raide, longue de cent pieds, flanquée de deux ailes de quinze pieds avançant sur la cour principale », pour reprendre la description qu’en a laissée Philippe Aubert de Gaspé. Il ne renierait pas cette réplique édifiée dans le respect des normes architecturales de son manoir.

Tout un exploit ! N’importe qui aurait pu acquérir le domaine, qui n’avait pas été classé site historique, même si un four à pain construit vers 1764 et un puits d’une rare valeur patrimoniale s’y trouvaient. Pour réunir la somme nécessaire à l’achat – 75 000 dollars -, 50 résidants ont formé la Corporation Philippe-Aubert-de-Gaspé, sans but lucratif, qui a vendu symboliquement des parcelles de terrain à raison de 10 dollars le mètre carré. Son dépliant suggérait à chaque foyer de Saint-Jean-Port-Joli de « se faire un devoir d’acquérir au moins un mètre carré ». Première étape : la restauration du promontoire d’où l’écrivain observait les oies blanches au temps des grandes migra­tions. Des fouilles archéologiques ont ensuite permis de sortir de terre plus de 35 000 artefacts – poteries, ustensiles, monnaies – et une glacière datant de 1780.

L’étape suivante s’avéra plus ardue. Où trouver le 1,2 million de dollars nécessaire à la reconstruction du manoir ? Prêteurs et donateurs ne se bousculaient pas au portillon. « Ni Québec ni Ottawa ne s’y intéressaient », dit l’historien Jacques Castonguay, biographe de Philippe Aubert de Gaspé. « Ils ont bougé quand Jean-Louis Chouinard, l’actuel président de la Corporation, a versé 250 000 dollars de sa poche. »

Ce mécène, un retraité de la câblodistribution, avance une autre explication : « C’est autant la vocation du projet que l’argent qui faisaient problème. » À l’origine, le manoir reconstitué devait être consacré à Aubert de Gaspé, dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli. Or, la région comptait déjà trois centres d’interprétation du régime seigneurial (à Saint-Roch-des-Aulnaies, à Saint-Denis de Kamouraska et à Rivière-du-Loup). « Un jour, dit Jean-Louis Chouinard, un chercheur en muséologie de l’Université Laval, François Côté, nous a suggéré d’en faire un musée du « patrimoine immatériel ». » Autrement dit, un lieu où l’on ferait parler les objets du passé à l’aide de témoignages, enregistrés dans un studio aménagé sur place. D’où son nom de Musée de la mémoire vivante. «Une formule participative fort populaire aux États-Unis, qui donne de l’envergure au manoir », note Jacques Castonguay. L’an dernier, 3 000 personnes en ont franchi le seuil. Même les écoliers de la région ont convaincu papi et mamie de livrer leurs souvenirs. En repartant du Musée, un des enfants s’est exclamé : « Nos parents étaient chanceux. Ils mangeaient en famille, eux…»

Le visiteur a l’embarras du choix parmi les 325 récits déjà consignés. Des écrans sont placés sous les objets exposés – coupons de rationnement, bouteille de gin à quatre épaules, livre de recettes de Robin Hood expliquant comment «étirer la viande» pendant la crise, gamelle d’un mineur de Val-d’Or, carte postale à l’origine d’une histoire d’amour, etc. -, et il suf­fit de cliquer sur la photo d’un objet en particulier pour entendre l’histoire racontée par son propriétaire. Le récit de guerre du nonagénaire Gilles Boulanger, originaire de Montmagny, est poignant. Enrôlé à 17 ans, il a servi comme mitrail­leur sur un bombardier pendant la guerre de 1939. «Une chance qu’on ne voyait pas les gens qu’on tuait», confie-t-il.

C’est toute la région qui met la main à la pâte. Des étudiants font le montage des enregistrements sonores, des volontaires plantent les arbres offerts par des entreprises locales, des horticultrices bénévoles soignent les fleurs et des donateurs regarnissent la caisse. Évidemment, les dépenses courantes grimpent, et le moratoire sur les subventions en vigueur au ministère de la Culture, en attendant la nouvelle politique culturelle, fait mal. Il n’empêche, la dette ne s’élève plus qu’à 15 000 dollars.

Moi qui suis une admiratrice de Philippe Aubert de Gaspé, je dois cependant avouer qu’en déambulant dans le manoir j’ai eu du mal à retrouver l’âme de son ancien propriétaire. Rien ne transpire de sa jeunesse à Saint-Jean-Port-Joli ou de ses démêlés avec la justice pour détourne­ment de fonds. Certes, derrière une vitrine placée dans le hall d’entrée, sa mon­tre, son porte-monnaie et son encrier nous rappellent l’écrivain, comme aussi un exemplaire de la première édition des Anciens Canadiens (1863) et de ses Mémoires, dédicacés à sa fille Charlotte-Elmire.

« Tout le reste a disparu, dit Jean-Louis Chouinard. Mais nous lui sommes fidèles. Grâce aux témoignages que nous recueillons, nous retraçons comme il l’a fait les us et coutumes des anciens. Ne fut-il pas notre premier mémorialiste ? »

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ET ENCORE

Une phrase tirée des Anciens Canadiens, reproduite à l’entrée, semble lui donner raison : « Je ne peux écrire l’histoire de mes contemporains sans écrire ma propre vie. »