La même… et pas vraiment la même

Elle a beau vivre à Paris, Anne Hébert en revient tojours aux paysages de son enfance. Et aux grands thèmes de la culture québécoise.

En entrant dans le nouveau roman d’Anne Hébert, L’Enfant chargé de songes, on ne peut pas ne pas penser à un de ses plus grands textes, Le Torrent, paru au début des années 50. Voici la mère terrible, castratrice, que la mort même n’empêche pas de dominer son fils. Voici les chevaux, symboles de passion. Voici l’étrangère, qui vient jeter le trouble dans la vie familiale…

Mais ce récit n’est pas un remake. Les rôles, les accessoires sont distribués différemment. La mère n’est pas violente ici, comme dans Le Torrent, mais douce, trop douce; les chevaux appartiennent à l’étrangère, non au fils, et ainsi de suite. C’est la même histoire, et ce n’est pas la même. On s’avise seulement de l’unité profonde de l’oeuvre d’Anne Hébert, et qu’elle n’en aura sans doute jamais fini avec les grands thèmes du Torrent, qui sont ceux de la culture québécoise: la puissante image de la mère à la fois blessée et dominatrice; celle d’une nature qui, en se déchaînant, risque de tout ravager sur son passage; enfin, l’espoir d’une liberté qui a beaucoup de mal à ne pas se détruire elle-même.

La première scène du roman est saisissante. Julien, l’« enfant » du titre, fait son premier voyage à Paris, objet de ses plus grands désirs. Et le premier soir, dans sa chambre d’hôtel, il rêve que sa mère, pourtant morte depuis quelques années, est là, dans sa berçante, immortelle, éternellement importune. On va à Paris pour se débarrasser de sa mère, pour liquider l’héritage maternel, et elle est là, toujours là. Entre la mère patrie et la mère de chair, l’équivoque est terrible; en quelques pages la romancière a tout dit sur ce sujet.

Puis, retour à la case départ, à la scène originaire, aux paradis de l’enfance (très surévalués), à la faute. Dans un village des environs de Québec où ils passent l’été, deux enfants, Julien et Hélène, couvés par une mère qui a donné congé au mari. Une jeune fille de bonne famille, Lydie, un peu folle, un peu perverse, passionnée de chevaux, en pension dans une famille d’agriculteurs. On soupçonne ce qui va se passer, ce qui ne peut manquer de se passer.

L’Enfant chargé de songes est moins un roman, à proprement parler, qu’une fable; et, sur ce point encore, on se souviendra du Torrent. Les lieux de l’action, les décors sont plus précisément évoqués que dans le conte ancien, mais le langage que la romancière prête à ses jeunes personnages, leurs actions mêmes, exigent ce que les Anglais appellent une suspension de l’incrédulité. Cette distance, par rapport au réel convenu, est voulue. Anne Hébert croit aux grandes forces primitives, de vie ou de mort, qui conduisent les humains. Les petits détours de la psychologie ne la retiennent pas. Tout se joue, pour elle, sur fond de tragédie.

Québécoise et vivant à Paris, Anne Hébert ne cesse de revenir aux paysages de ses origines; tout au contraire, la romancière canadienne-anglaise Mavis Gallant, née à Montréal et vivant également à Paris, entraîne ses lecteurs dans les lieux les plus imprévus. Ici, dans son dernier livre de nouvelles, l’Allemagne. L’Allemagne d’après-guerre, dont elle semble avoir pénétré–par quel miracle d’empathie ?–les secrets les plus intimes, les plus I redoutables.

Je l’avoue à ma courte honte, je n’avais jamais lu Mavis Gallant. Elle est un écrivain tout à fait remarquable, d’une précision hallucinante, habile à débusquer les secrets les mieux gardés, à susciter le suspense à partir de riens.

L’Allemagne, donc; « mère blafarde », comme le disait le titre d’un film célèbre. La nouvelle la plus longue du livre raconte le retour en Allemagne, en train, après un séjour raté à Paris, d’une jeune fille et d’un divorcé, accompagnés de | l’enfant. Ils s’épouseront peut-être mais là n’est pas l’important. Le train est détourné pour diverses raisons, de sourds dangers semblent le menacer, on ne sait plus très bien où l’on est, le voyage est interminable, et à intervalles presque réguliers la romancière nous fait quitter la scène pour d’autres récits dont l’origine demeure incertaine. J’ai résisté, parfois. Cette nouvelle est d’une virtuose assurément, mais qui en fait peut-être un peu trop, qui fait énormément travailler son lecteur.

Les nouvelles courtes, elles, sont plus immédiatement convaincantes, et nous donnent l’impression de pénétrer dans la conscience inquiète de l’Allemagne d’après-guerre. Je continuerai de lire Mavis Gallant.

L’Enfant chargé de songes, par Anne Hébert, Seuil, 159 pages, 19,95 $.

Voyageurs en souffrance, par Mavis Gallant, traduit par Suzanne Mayoux, Deux temps/Tierce, 227 pages, 24,95 $.

L’Enfant chargé de songe

Julien se débarrasse du traversin qui lui casse la nuque. Bien à plat sur son lit, les bras croisés au-dessus de sa tête, il vérifie l’état de ses finances, qui lui semble catastrophique. Il a beau se raccrocher à des problèmes concrets, à mesure que vient le sommeil qui émousse toute vigilance, des images le submergent.

Une grande fille aux longs cheveux noirs se montre un instant, l’appelle par son nom, « Mon petit Julien », rit beaucoup et s’enfuit dans l’ombre de la chambre pour reparaître aussitôt sous les traits de la dame des Bellettes. Tandis que sa mère, énomve et sacrée, dans des nuages de fumée, prend toute la place contre son lit, se penche et projette des spirales de tabac blond, par le nez et par la bouche. Elle assure que Lydie est maudite et qu’il faut s’en méfier comme de la peste, ainsi que de toute autre créature lui ressemblant.

Anne Hébert

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