La passion à l’état pur

Robert Lalonde affirme la nécessité du sentir par opposition au savoir, mais c’est le voir qui domine dans son livre, en étroite parenté avec l’écriture.

Ce qu’il y a de sympathique chez Robert Lalonde, c’est qu’il y croit. Vous l’avez peut-être vu, à la télévision, avec la tête un peu étrange qu’il a, une vraie tête de comédien – il est, on le sait, un homme de théâtre éminent -, développer les idées de son dernier livre, Le Monde sur le flanc de la truite. On l’écoutait, conquis par une sincérité, une force de conviction qui supprimaient d’avance les réserves. Cet homme-là, de toute évidence, est habité par la passion de l’écriture, de la nature. On l’avait senti en lisant ses romans; ici, dans ce livre de méditation et de rêverie, la passion se propose à l’état pur, non entravée par la nécessité d’inventer.

Un homme, seul, dans une maison de campagne, à Sainte Cécile-de-Milton. On soupçonne qu’il a des obligations ailleurs, en ville, et que certaines personnes jouent un rôle important dans sa vie, mais tout ce qui est extérieur à cette maison, au paysage qui l’environne, est aboli, ou plus justement mis entre parenthèses. Il ne veut que voir, observer. Et lire. Car cet homme, qui, à la première page du livre, déclare qu’il écrit « pour cesser de savoir et pour commencer d’apercevoir et de sentir », est entouré de livres auxquels il ne cesse de revenir, qu’il cite abondamment. Entre la nature et la bibliothèque, aucune distance.

Au centre, ou plutôt au sommet, le dieu Giono, professeur d’écriture et de nature. Suivent deux demi-dieux, américains ceux-là, et peu connus des simples amateurs de littérature, Annie Dillard et Barry Lopez, qu’on pourrait définir comme des prophètes de l’attention. Beaucoup d’autres ensuite, Colette, Gabrielle Roy, Margaret Laurence, Flaubert, Emily Dickinson… Et Flannery O’Connor, la petite Américaine du Sud, peu souvent citée, mais dont le nom revient régulièrement sous la plume de l’auteur, comme une sorte de talisman. Affirmons sans tarder, pour adapter une vieille formule américaine, qu’un homme attiré par Flannery O’Connor ne peut pas être entièrement mauvais.

Les événements, dans un tel livre, sont un orage, la rencontre (assez terrifiante) d’un busard Saint-Martin, des travaux divers, l’inquiétude d’un chien, le changement de couleur d’une feuille à l’automne, l’arrivée de la neige. Ils sont fournis, formés par l’attention, dont l’auteur ne cesse de marteler la nécessité. « Ce n’est, écrit Lalonde, qu’à force de bien regarder, qu’à force de voir, qu’on s’apaise, qu’on appartient à nouveau au monde, qu’on comprend, qu’on trouve un peu sa place, étrange et précise, dans l’univers enchamaillé. » La chose observée n’est pas ce qui importe d’abord, mais l’observation elle-même, le mouvement qui confirme l’observateur dans sa propre réalité. Voir, faire attention, c’est être.

Robert Lalonde affirme, au début du livre, la nécessité du sentir par opposition au savoir, le recours à l’éventail sensoriel le plus complet, mais c’est bien le voir qui domine, et qui est le sens le plus spirituel, en étroite parenté avec l’écriture. Le lecteur risque de s’y tromper parfois, tant Lalonde est enthousiaste, et souvent victime de crises aiguës de romantisme qui l’amènent à surcharger, à répéter, à inventer des néologismes inutiles (donc nuisibles). L’écrivain n’imite pas toujours assez « les phrases souples, simples, vivantes et savantes » de son cher Audubon. C’est quand il s’astreint à l’observation la plus minutieuse, la plus précise, qu’il atteint la véritable écriture, une écriture de perpétuelle naissance. « Naître, naître encore, naître toujours, puisque nous ne sommes et ne serons jamais tout à fait nés! » Une telle phrase, et quelques autres aussi justes, a un accent de vérité qui fait le prix du livre de Robert Lalonde.

On ne pense pas à l’écriture en lisant le roman de Maryse Rouy, Guilhèm ou Les Enfances d’un chevalier. Elle est plus que discrète, c’est une eau qui coule, parfaitement transparente, vouée sans réserve à son objet, qui est de raconter. Elle prend même le risque de paraître un peu convenue. Puis voici tout à coup une petite phrase un peu mystérieuse, évoquant tout un monde de sentiments contradictoires, comme celle-ci, d’Azalaïs écoutant chanter son mari Arnaut: « Elle restait figée, l’écoutant célébrer une dame qui s’appelait Azalaïs et qui n’existait pas. » Dans la cacophonie des proses d’aujourd’hui, qui trop souvent forcent leur talent, une telle discrétion a un charme particulier.

On se souvient d’Azalaïs. Elle était la belle et intelligente héroïne du roman précédent, Azalaïs ou La Vie courtoise, à la fin duquel, veuve de Bernart, elle échappait aux avances brutales de Hugues de Beaumont. Guilhèm est le fruit de son premier mariage, et il n’est pas particulièrement content d’avoir pour beau-père, ou parâtre, le troubadour Arnaut. Il fait les quatre cents coups avec les enfants du village, s’enfuit, est capturé, emprisonné, s’évade, fait enfin tout ce qu’il faut pour punir une mère qui, pense-t-il, l’a trahi et a trahi son véritable père. Il a du caractère, ce petit, voire du mauvais. Il finira par devenir un chevalier convenable, après s’être rendu coupable d’un assez grand nombre de frasques.

Comme Azalaïs, Guilhèm n’est pas avant tout un roman d’aventures médiévales, mais il en comporte assez pour que le lecteur halète un peu en suivant le terrible garçon. Son très grand mérite est de nous plonger, par les moyens littéraires en apparence les plus simples, dans un Moyen Âge qui n’est évidemment pas de carton-pâte. Maryse Rouy connaît bien les lieux où se déroule l’action du roman: elle y a passé son enfance. On dirait, aussi bien, qu’elle a fréquenté personnellement la société dont elle nous entretient.

Le Monde sur le flanc de la truite, par Robert Lalonde, Boréal, 194 pages, 19,95$.

Guilhèm ou Les Enfances d’un chevalier, par Maryse Rouy, Québec/Amérique, 283 pages, 21,95$.

LE MONDE SUR LE FLANC DE LA TRUITE

« Juste comme les ombres attrapent les marches de la galerie, nous nous levons, le chien et moi, et nous mettons follement à courir, vers le champ encore éclairé. L’herbe craque sous nos pas, nous avançons en nous ébattant comme des souris dans une poche de riz. Essoufflés, nous nous arrêtons au sommet d’une butte, d’où nous apercevons les monticules-maisons des marmottes, une bonne trentaine de bosses chevelues, dont chacune ressemble au dessin vite fait, pour se débarrasser, du pilote au Petit Prince, le fameux mouton dans sa boîte. Je ne me vois pas, je ne me regarde plus: je vois le monde, je suis sauvé. »

Robert Lalonde