Éric-Emmanuel Schmitt a une tête de boxeur. Mais ce costaud, un poids lourd des lettres françaises, est un faux dur: il parle d’une voix douce qui ne laisse pas deviner l’étendue de ses compétences. «Ce qui me fascine dans le destin qui est le mien, c’est d’être lu aussi bien par des enfants que par des personnes très âgées. C’est merveilleux d’entendre une femme vous dire: “C’est ma fille qui m’a fait lire votre livre.” Avant, c’était plutôt des gamins qui me disaient: “C’est mon père qui m’a forcé à vous lire!”»
Depuis sa première pièce, La nuit de Valognes, en 1991, ce touche-à-tout de la littérature a signé une vingtaine de romans, pièces, contes philosophiques, adaptations pour la télévision et livrets d’opéra, sans oublier un essai sur Diderot et un recueil de nouvelles, Odette Toulemonde et autres histoires, un best-seller tant en France qu’au Québec, qu’il vient lui-même de porter à l’écran (avec Catherine Frot dans le rôle-titre).
Un de ses livres les plus populaires — il a été traduit dans une vingtaine de langues — est Oscar et la dame rose, qui réunit les lettres qu’un enfant malade écrit à Dieu quelques jours avant de mourir. Un sondage a montré que les Français plaçaient cet ouvrage parmi ceux qui avaient changé leur vie (aux côtés de la Bible, des Trois mousquetaires et du Petit Prince). Adapté pour le théâtre, ce conte, interprété par Rita Lafontaine, a été présenté en tournée dans différentes régions du Québec. Il sera donné au Monument-National, à Montréal, à partir du 13 mars, puis au Grand Théâtre de Québec, en mai.
Pour son œuvre théâtrale, Éric-Emmanuel Schmitt a remporté un grand prix de l’Académie française, en 2001. Il a surtout gagné l’adhésion du public. Ses pièces, rythmées, pleines d’esprit et truffées de bons mots, ont souvent été portées, en France, par des grands noms du cinéma: Alain Delon et Francis Huster (Variations énigmatiques), Jean-Paul Belmondo (Frédérick ou Le boulevard du crime) et Bernard Giraudeau (Le libertin).
Sa dramaturgie dépasse les frontières de la francophonie. Quoi qu’il soit peu apprécié en Grande-Bretagne, Schmitt suscite un véritable engouement en Allemagne. Son site Internet rapporte qu’il est, avec Goethe et Brecht, l’un des auteurs les plus joués sur les scènes germanophones.
Il habite Ixelles, commune aux portes de Bruxelles. De passage à Paris, il m’a donné rendez-vous chez son éditeur, Albin Michel. Il est en retard. Une télévision tenait à l’emmener à l’École normale supérieure, la «grande école» qui l’a formé, lui ainsi que tant d’écrivains français, dont Jean-Paul Sartre et Jean d’Ormesson. Le tournage a été plus long que prévu. Il s’en excuse. Il n’a plus qu’une demi-heure à me consacrer. Je n’aurai pas le temps de lui demander s’il s’est installé en Belgique afin de ne pas payer, comme on pourrait le croire, cet «impôt sur la fortune» qui a poussé d’autres écrivains à s’exiler, de Michel Houellebecq (en Irlande) à Bernard Clavel (en Suisse).
Schmitt s’inscrit en faux contre l’élitisme intellectuel à la française, dont il est pourtant le pur produit. Après une thèse consacrée à Diderot, il a certes été professeur de philosophie. Mais son métier, aujourd’hui, m’explique-t-il, c’est: écrivain populaire.
Pourtant, Schmitt, 46 ans, s’exprime souvent de façon savante. Il cite Roland Barthes (le pape de la «nouvelle critique»), parle du Bildungsroman (le roman d’apprentissage à l’allemande), se réclame volontiers de la littérature du 18e siècle (Voltaire, Marivaux, Beaumarchais).
Estimant «qu’on peut amener les gens très loin si on les prend bien par la main», Schmitt souhaite écrire des ouvrages accessibles. Le marché qu’il a passé avec ses lecteurs est un «pacte» qu’il résume en trois phrases: «Je ne vais pas vous emmerder. Je vais, si possible, vous surprendre. Et il y aura de l’émotion.» Roman ou théâtre, peu importe. Il veut intéresser.
La forme lui serait dictée par le sujet. S’agit-il d’une crise à dénouer? Il se tournera vers le théâtre. D’un apprentissage à raconter? Il penchera alors pour le roman. «Je suis un épouvantable libertin», dit-il sur un ton qui tient à la fois de la boutade et de la confidence. «Je prends du plaisir à faire des tas de choses.»
Schmitt a beau écrire dans les effluves d’une bougie à la lavande, il aborde des sujets hardis. Dans son roman La part de l’autre, il imagine la vie de Hitler si le jeune Adolf n’avait pas été refusé à l’Académie des beaux-arts de Vienne. Dans L’Évangile selon Pilate, il raconte l’histoire de Jésus du point de vue de Ponce Pilate, qui cherche à comprendre pourquoi le corps du crucifié a disparu. Dans la pièce Le visiteur, il évoque les visites qu’un patient, peut-être Dieu, rend au Dr Freud.
Dieu est un sujet de préoccupation pour Schmitt. Né dans une famille athée des environs de Lyon, il est pourtant croyant. Il dénonce la «culture du néant», critique les intellectuels qui la propagent, ne comprend pas qu’on puisse être blasé devant la vie ou la mort. «Nous ne vivons pas dans l’absurdité, dit-il, mais dans le mystère. Je vis le fait d’être en vie comme une dette dont je suis reconnaissant. Dans ma jeunesse, j’ai vu partir trop d’êtres, des filles et des garçons, à cause du sida. Je vis chaque jour comme un jour de plus qui m’est donné et que ceux que j’ai aimés et qui ne sont plus là n’ont pas le privilège de vivre.»
Il a trouvé la foi en se perdant. «La foi m’est tombée dessus en une nuit, au Sahara, où je me suis perdu plus de 30 heures sans eau ni nourriture, et où j’ai failli mourir, confiait-il récemment à l’hebdomadaire catholique La Vie. Au lieu d’éprouver de l’angoisse, j’ai trouvé la confiance, le sentiment d’être mis en rapport avec une transcendance.»
Si ses pièces abordent les grandes questions, spirituelles et autres, elles le font souvent avec un goût prononcé pour les bons mots. Des exemples tirés de Variations énigmatiques: «On va beaucoup plus loin dans le sexe lorsqu’on ferme les yeux»; «On va beaucoup plus loin dans l’amour les yeux ouverts»; «L’adultère protège des sentiments»; «On doit la vie aux morts»; etc.
On pense d’abord à Saint-Exupéry («Aimer, ce n’est pas se regarder l’un l’autre, c’est regarder ensemble dans la même direction»). On pense surtout à Sacha Guitry, dont le théâtre de boulevard (plus de 130 pièces!) a diverti les Parisiens jusqu’à la mort de l’auteur, en 1957. Certaines de ses sentences — comme «Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui» — ont marqué. Schmitt paraphrase d’ailleurs cette citation de Guitry dans un de ses ouvrages, Ma vie avec Mozart, son œuvre la plus autobiographique.
Dans cette «autofiction», Schmitt raconte comment la musique a sauvé la vie d’un adolescent qui lui ressemble étrangement. Si ce gamin mal dans sa peau songeait «sérieusement» au suicide, on se dit qu’il était peut-être homosexuel. Mais la raison de son angoisse n’est jamais précisée. De même, le narrateur aborde, sans les expliciter, les maux dont il souffre à l’âge adulte. Il semble dépressif, anxieux. On reste dans le flou. La seule maladie dont il reconnaît avoir été atteint est la «sophistication doublée d’une hypertrophie de la pensée», pathologie dont l’écoute de Mozart l’aurait guéri.
Ce livre est une ode à un compositeur qu’il vénère (contrairement à Wagner, qui «parle aux puceaux et aux frustrés») comme un modèle. Schmitt écrit: «Je voudrais te rejoindre dans l’idéal d’un art simple, accessible, qui charme d’abord, bouleverse ensuite. […] De tout temps, la production artistique s’est divisée entre art noble et art populaire, que ce soit en littérature, en peinture, en musique. De tout temps, Mozart donne la solution.»
À Paris, Schmitt a réussi à diviser une critique qui se contente souvent de ronronner gentiment. Ceux qui l’aiment l’adorent. L’enfant de Noé, conte sur les rapports entre juifs et chrétiens? «Lumineux» (Lire). Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran? Un «bijou d’écriture, d’émotion, d’humour» (L’Express). L’Évangile selon Pilate? Un «livre humain, terrible et nécessaire» (Le Magazine littéraire), un «numéro d’équilibriste intrépide» (Le Point).
Mais ceux qui ne l’aiment pas l’exècrent. Ma vie avec Mozart? «M. Schmitt égrène les banalités sur un ton de prêche à l’usage des demeurés» (Le Figaro). Le libertin? «L’opportuniste Éric-Emmanuel Schmitt […] racole en permanence un public de théâtre bourgeois et conformiste parce qu’il flatte sans complexe et avec force vulgarité ses valeurs» (Télérama). Oscar et la dame rose? «[Schmitt] ne fait pas de la littérature, mais de la politique, et elle est plutôt basse, car il ne défend que sa propre cause» (Le Figaro).
Il est vrai que Schmitt va parfois un peu vite en besogne. Le recueil Odette Toulemonde, par exemple, a été écrit, de son propre aveu, «sur des bords de table». On sourit lorsqu’on lit que le personnage dont le nom donne son titre à la première nouvelle, Wanda Winnipeg, est une des femmes les plus riches du monde. Une dame Winnipeg?! Schmitt dit avoir choisi ce nom parce qu’il évoquait «quelque chose d’anglo-saxon dans la fortune». Tant pis si ce mot d’origine crie signifie «eaux boueuses».
D’autres ouvrages, pourtant plus étoffés, renferment des anachronismes stupéfiants. Dans L’Évangile selon Pilate, on comprend mal pourquoi Ponce Pilate fait allusion à une querelle théologique (sur le sexe des anges) qui n’aurait eu lieu qu’un millénaire après sa mort. Marguerite Yourcenar, auteure de Mémoires d’Hadrien, dont l’action se situe à peu près à la même époque, nous avait habitués à plus de rigueur.
On peut amener les gens très loin si on les prend bien par la main, comme dit Schmitt. Toujours faut-il vouloir les y amener. À force de galoper d’un livre à l’autre, Schmitt en a-t-il toujours le temps? Pas le temps de lui poser la question. Une radio l’attend.