La trouble-fête de l’île

Avec la héronnière, qui dépeint certains petits villages québécois repliés sur eux-mêmes, Lise Tremblay a remporté trois prix… et s’est fait quelques ennemis. Portrait d’une écrivaine qui a choisi son terrain de jeux: l’Amérique.

Quand elle a déposé chez Leméac le manuscrit de son recueil de nouvelles, La héronnière, il y a deux ans, Lise Tremblay s’est presque excusée auprès de l’éditeur Pierre Filion. « C’est un petit livre. Je l’ai fait pour moi avant tout », l’a-t-elle prévenu. Comme pour la consoler et la préparer au pire, son directeur littéraire lui a rappelé certaines lois du commerce. « Vous savez, les nouvelles, c’est plus difficile à vendre que les romans. Il ne faudra pas avoir trop d’attentes. »

La suite des choses a montré une fois de plus que l’édition et la littérature ne sont pas des sciences exactes. Les livres, surtout quand ils touchent à quelque chose d’universel, trouvent toujours le moyen de faire leur chemin. La héronnière a valu à Lise Tremblay trois prix littéraires majeurs, soit le Grand Prix du livre de Montréal 2003, le Prix des libraires du Québec 2004 et le prix France-Québec / Jean-Hamelin 2004, qui vient tout juste de lui être remis à Paris. Le livre a même figuré sur les listes de best-sellers, où peu de textes « littéraires » se hissent, et il sera publié en anglais par Talonbooks. « Nous savions que, tôt ou tard, Lise Tremblay recevrait une forme de consécration. Elle a une voix bien à elle, une grande profondeur. Elle est appelée à occuper une place importante dans la littérature québécoise. Les honneurs arrivent toutefois un peu plus tôt que nous ne l’avions prévu », se réjouit Pierre Filion.

Malgré cette année 2004 forte en émotions, Lise Tremblay garde les pieds sur terre. Et elle jure qu’elle continue d’écrire pour elle. « Je fais toujours des livres pour moi. C’est tellement dur d’écrire, tellement exigeant. Si j’arrêtais demain, ça ne tuerait personne! » Elle accueille les honneurs avec sérénité. Il faut dire que cette reconnaissance n’a rien d’instantané. « J’ai 47 ans, j’écris depuis plus de 15 ans. C’est pour ça que je reste équilibrée. Je plains ces jeunes romanciers qu’on catapulte parmi les grands écrivains après un seul livre. J’en ai vu plusieurs qui ont commencé en même temps que moi et dont on n’entend plus parler. Il faut être prudent. »

Avec les prix viennent les médias. C’est inévitable. Les écrivains, surtout les « littéraires », n’ont pas l’habitude des projecteurs. Moins populaire que son homonyme Michel, Lise Tremblay a quand même toujours eu bonne presse. Elle peut d’ailleurs s’enorgueillir d’avoir l’appui d’un lecteur que tous ses pairs lui envient, le chroniqueur de La Presse Pierre Foglia. « Pour l’art de conter, on pense à Maupassant », a-t-il écrit à son sujet. « Ça fait vendre cent fois plus que n’importe quel commentaire d’un critique de littérature », dit un distributeur de livres un peu cynique, mais fort expérimenté.

« Un portrait dans L’actualité? Vous êtes sûr? » a demandé Lise Tremblay à deux reprises avant d’accepter un rendez-vous. « Laissez-moi au moins terminer mon oeuvre. J’ai publié seulement quatre livres! » À la porte du quatre-pièces qu’elle habite, rue Saint-Denis, à Montréal, ses joues écarlates faisaient la preuve que cette modestie n’a rien de fabriqué.

Quelques cafés plus tard, plus aucune trace de timidité ne subsistait. Lise Tremblay se lançait tantôt dans de longs monologues teintés d’humour et d’autodérision, qui rappelaient ceux de Clémence DesRochers, tantôt dans des confidences bouleversantes, comme si elle et moi avions été de vieux amis. Nous n’étions plus rue Saint-Denis, mais à Chicoutimi. « Elle a gardé un magnifique accent du Saguenay, sa vie à Montréal ne l’a pas altéré », m’avait prévenu le dramaturge Michel Marc Bouchard, son grand ami depuis peu. Il avait raison.

D’une franchise désarmante, Lise Tremblay, une fois en confiance, vous assène au visage des phrases qui vous coupent le souffle. « Grosse année. J’ai gagné trois prix littéraires, mais j’ai perdu mon mari et ma maison. » Silence embarrassé. Elle s’est, en effet, récemment séparée de son mari, le poète Michael Delisle. Elle me sert un café dans une tasse en porcelaine de Limoges – « seul souvenir de mon mariage », ironise-t-elle -, puis devise à voix haute, sans même attendre les questions. « J’ai besoin de périodes de solitude très intense, sinon je ne serais pas équilibrée. Je suis trop perméable aux autres, trop sensible à leurs sentiments. J’en suis à ma quatrième thérapie. Quand j’ai des blocages dans l’écriture d’un livre, c’est que j’ai des blocages personnels. Les livres m’ont sauvé la vie. » Nouveau silence.

Les livres lui ont peut-être sauvé la vie. Ils ont aussi failli la lui coûter. La héronnière est un recueil de cinq nouvelles qui se déroulent dans un village en perdition sans nom précis. Lise Tremblay raconte les drames de la vie des gens de « ce village où la seule règle était le mensonge ». Ces histoires sont inspirées par les 10 années que la romancière et son mari ont passées à l’île aux Grues. Mais elles sont purement fictives, et aucun nom n’est donné, ni de personnes ni de lieux. Des habitants de l’endroit se sont toutefois reconnus et n’ont pas apprécié. D’autant que l’écrivaine est partie d’un événement réel: un adolescent avait déchargé son fusil sur des oiseaux, à deux jours d’un congrès d’ornithologues. « Les habitants de l’île m’ont fait des misères. Je les comprends. Ils ont été mis face à leur inconscient pour la première fois en 400 ans d’histoire. Ça secoue. »

Certains ont même voulu poursuivre la romancière. Ils y ont renoncé quand ils se sont rendu compte qu’ils n’avaient aucune chance de gagner devant un tribunal. Ébranlée, Lise Tremblay a tout de même vendu la maison qu’elle possédait à l’île aux Grues. « Un jour, après la parution du livre, je marchais avec mon mari. Deux femmes se sont cachées pour nous regarder passer. J’ai vu leurs yeux. Il y avait tant de haine que j’ai été terrifiée. À la même époque, des adolescents s’amusaient à nous frôler en voiture, rien que pour nous effrayer. »

Pour Jacques-André Roy, maire de la petite municipalité insulaire de 138 âmes, toute cette affaire n’aura été qu’un malheureux malentendu. « Certains habitants n’ont pas compris que c’était de la fiction et ç’a causé des remous, dit-il. Quelques adolescents ont vu dans le livre une attaque personnelle. Ça s’est réglé. Ce n’est plus un sujet de conversation depuis longtemps. » La situation, explique-t-il, avait pris des proportions démesurées. « C’est normal dans une petite localité comme ça, où tout le monde se connaît. »

Née à Chicoutimi, en 1957, Lise Tremblay est l’aînée d’une famille de cinq enfants. Ses parents étaient des êtres « engagés socialement », rappelle-t-elle. Conducteur d’un camion de déneigement pour la papetière Price, son père présidait un syndicat. Il a changé de carrière à 40 ans et a été embauché par le ministère des Transports du Québec. « C’est une personne aimante, un ouvrier honnête. Il est fier de moi. Il s’imaginait qu’il fallait être une fille de ministre née à Outremont pour devenir écrivain et gagner des prix littéraires. »

Lise Tremblay tient sans doute un peu de sa mère l’amour des mots. « Maman avait une belle plume. Elle n’a pas enseigné, mais avait un diplôme d’enseignante. Les amis et les parents venaient faire écrire leurs lettres à la maison. » La romancière admire cette femme avec qui elle a eu, paradoxalement, une relation tumultueuse. « Je lui dois beaucoup, mais j’ai beaucoup lutté contre elle. J’ai hérité de sa ténacité, de sa révolte et de son caractère. »

À 18 ans, la future romancière quitte la maison familiale et s’inscrit au baccalauréat en psychoéducation à l’Université de Sherbrooke. Elle quitte ce programme après un an, insatisfaite de son choix, et fait plutôt un bac général et un certificat en journalisme à l’Université Laval, à Québec. « Au fond, je suis une journaliste ratée! » dit-elle en riant. Sa carrière dans les médias se sera limitée à un court séjour à la radio de Radio-Canada, à Toronto. L’aventure s’est terminée en queue de poisson, après une querelle avec un patron…

De retour au Québec, elle s’établit à Montréal et s’inscrit à la maîtrise en création littéraire à l’UQAM. Son directeur d’études, André Vanasse, est aussi éditeur à XYZ. Il publie son premier roman – qui était en fait son mémoire -, L’hiver de pluie (1990).

Comme nombre de romanciers québécois, Lise Tremblay décroche à peu près à la même époque un poste de professeur de littérature au cégep du Vieux Montréal. Elle y est toujours. « J’éprouve le même plaisir à enseigner qu’à mes débuts. J’aime les étudiants. » La maison Leméac lui fait un appel du pied après la parution de son premier roman. Elle accepte l’invitation. « À ce moment-là, je voulais justement me détacher de mon directeur d’études, voler de mes propres ailes. »

Elle écrit depuis ce temps. « Je publie un livre tous les quatre ou cinq ans. Je les porte longtemps en moi avant de me mettre à l’ordi. » Son frère Louis, chef des informations au Quotidien, de Chicoutimi, se dit impressionné par son ardeur au travail. « Elle a toujours été vaillante, n’a jamais fait de compromis. Son succès est venu au bout de grands efforts. »

Lise Tremblay a publié La pêche blanche, en 1994, puis, en 1999, La danse juive, qui lui a valu le prix du Gouverneur général. Elle y raconte l’existence d’une femme obèse, pianiste accompagnatrice dans une école de danse. Ce livre fut, pour l’auteure, un prétexte pour explorer l’univers de l’obésité. « Ce n’est pas mon histoire, soyons clairs. Cela dit, j’ai toujours été préoccupée par mon poids. Je fais 40 longueurs de piscine quatre fois par semaine, depuis 20 ans. Sinon, je pèserais 350 lb [160 kilos]. J’ai déjà fait partie de groupes parallèles pour maigrir. J’y ai entendu des histoires terribles. »

Elle estime que les femmes ont encore beaucoup à faire pour en finir avec les pressions sociales et s’affranchir de la tyrannie de la séduction. Elle dénonce le sort réservé aux personnes obèses, qui en viennent à se mépriser elles-mêmes. « Les gros sont victimes de préjugés. On vit dans une société où les petites « crisses » de performantes maigres à l’os, ces petits « soldats durs » qui n’ont plus rien de féminin, font la loi. Je plains ces femmes. Et on se surprend qu’elles soient au bord de la crise de nerfs! »

En guerre contre la « psychologie des magazines féminins », elle rappelle que « la lutte des femmes n’est pas terminée ». La romancière n’a par ailleurs pas d’enfants. Elle a des idées bien arrêtées sur cette question. « Les enfants d’artistes sont presque tous « fuckés ». Pour avoir un enfant, il faut être minimalement conventionnelle. Ce n’est pas mon cas. Et puis, j’ai choisi de me consacrer à une oeuvre. C’est une forme de sacrifice. »

Pour bien des écrivains québécois, être publié en France représente l’ultime consécration. Lise Tremblay n’est pas du lot. « En France, je me sens colonisée, comme une Algérienne ou une Congolaise. Je préfère nettement être traduite en anglais et lue en Amérique du Nord. Je ne ferai jamais de compromis pour plaire aux Français », tranche-t-elle.

« Elle s’inscrit fortement dans le territoire américain, comme Jacques Poulin », note Pierre Filion. La pêche blanche se déroule d’ailleurs en partie à San Diego, aux États-Unis. Qui a dit que les jeunes romanciers québécois n’avaient pour seul univers que le Plateau-Mont-Royal?

« Elle sait raconter la solitude du Nord mieux que quiconque », dit Michel Marc Bouchard. Le dramaturge aime à ce point le style de son amie qu’il lui arrive de lire ses textes à voix haute, « pour en apprécier davantage la musicalité et le souffle ».

Sans éprouver l’urgence de publier, Lise Tremblay travaille à la rédaction d’un roman qui plongera le lecteur dans l’univers de son enfance. « Je veux faire encore trois ou quatre livres sérieux. Après, j’écrirai des téléromans et je deviendrai riche! » blague-t-elle. Tiens, tiens… La boutade n’est pas si innocente. Car lorsqu’elle était élève au secondaire, Lise Tremblay a eu pendant quatre ans pour professeur de latin nul autre que Réjean Tremblay, célèbre journaliste et riche auteur de téléromans…