Bien des Québécois, débarqués à Paris, à Bordeaux, à Lyon pour les vacances, s’indignent de la présence envahissante de l’anglais sur les affiches, à la télé, dans les vitrines de magasins, les slogans politiques, les affiches de manif, les « happy hours ». Jusqu’à la ville de Paris, qui a pris pour slogan olympique « Made for Sharing ». En juin, lors des célébrations du 75e anniversaire du « D-Day » (le Jour J), la presse française nous abreuvait de reportage depuis « Juno Beach » et autres « Omaha Beach » (qui ne sont que de vulgaires plages). Dans les écoles de commerce, on préfère parler de « managers » plutôt que de gestionnaires ou de cadres. Un « trader » est nettement plus dans le coup qu’un courtier, pas vrai ?
L’attirance que l’anglais exerce en France est indéniable. Bien que cela fasse jaser dans nos barbecues estivaux, je n’irais cependant pas jusqu’à dire que les Français de 2019 font plus d’anglicismes qu’en 1999. Ni plus d’anglicismes que les Québécois. Après tout, si les Français se garent au parking, les Québécois, eux, se parquent au stationnement !
Quant à l’anglais et aux anglicismes, les différences de perceptions entre Français et Québécois sont énormes – et je dirais même : opposées. Au Québec, l’anglais exerce une présence forte du fait de l’histoire et de la géographie. Les Québécois se sont donc dotés de lois pour affirmer la place du français en public, dans l’affichage, et dans les communications en général.
En France, où la présence de l’anglais reste superficielle et où le risque d’assimilation est nul, l’anglais n’est pas une menace. Les Français ont donc tendance à afficher publiquement le peu d’anglais qu’ils savent. Et un Olivier Schrameck, président du Conseil supérieur de l’audiovisuel, refuse d’exercer les pouvoirs qui lui incombent en matière de respect de la langue française sur les chaînes de radio et de télévision. (Ce qui lui a d’ailleurs valu le Prix 2018 de l’Académie de la Carpette anglaise qui récompense les individus s’étant distingués par leur acharnement à promouvoir la domination de l’anglais en France.)
Le culte du cargo
Ayant vécu plusieurs années en France, j’ai toujours été fasciné par la dimension incantatoire que prend l’anglais dans ce pays. C’est une forme d’idolâtrie qu’on ne voit pas au Québec et qui fait beaucoup penser au « culte du cargo ».
Cette expression, bien connue des anthropologues, décrit une religion qui s’est développée dans les îles du Pacifique Sud sous l’effet de la colonisation, et qui a connu son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour les insulaires frappés par la richesse et la puissance des Occidentaux et des Japonais, seule une faveur divine pouvait expliquer l’abondance et le perfectionnement des biens débarqués du « Cargo » (un bateau ou un avion). Une fois les conquérants repartis, les insulaires tentaient d’appeler le Cargo en construisant des avions en bois, des radios en noix de coco, des antennes en bambou.
Il y a de ça dans la fascination des Français pour l’anglais : la tentation de singer la modernité incarnée par le monde « anglo-saxon » dans l’espoir d’en récolter les fruits. D’où les modes anglophiles souvent ridicules et l’abus d’anglicismes, comme un appel désespéré pour des bienfaits d’un cargo que l’on espère sans en comprendre l’essentiel.
Parmi tous les grigris de l’« anglolâtrie », le plus fascinant est bien l’« angloïde », qui ressemble à de l’anglais, mais qui n’en est pas. Prenez le « pin’s » (épinglette). Il faudrait dire « pin » au singulier et « pins » au pluriel, car « pin’s » en anglais est un complément du nom. Le « pin’s » signifie, littéralement, le « de l’épinglette ». C’est du pseudo-anglais de la plus belle eau, tout comme d’ailleurs le « recordman », le « baby-foot », le « zapping » et le « brushing ».
Le grand générateur d’angloïde est évidemment la France des affaires, où l’anglais atteint sa puissance incantatoire maximale. Les entreprises françaises ont une longue histoire avec le pseudo-anglais. Des noms d’entreprise comme Leader Price (épicerie), Speed Rabbit Pizza ou Monop’Daily (restauration rapide) ne veulent rien dire en anglais. Nul ne sait ce qu’est un « speed rabbit ». Leur seul sens réel est de ressembler à l’anglais. On peut dire de même de Woodeum (promoteur immobilier spécialisé en construction en bois) ou Made in Fish (un commerce de poisson-frites à l’anglaise). Il y a quelques années, j’avais été frappé par le fait qu’Editis, qui publie Le Robert, avait son responsable des « communications corporates ». Un candidat sérieux à un éventuel Cordonniers mal chaussés Awards (ça fait plus sérieux).
Dans mon esprit, tous ces exemples font penser à Aplusbégalix, ce personnage de chef gallo-romain assimilé dans Le Combat des chefs. Il faut relire cet album d’Astérix, le meilleur de la série et l’un de ceux qui ont le mieux vieilli. La grande force de Goscinny et Uderzo est d’avoir brillamment utilisé les Romains pour incarner à la fois l’histoire récente (20 ans après la fin de l’Occupation allemande) et l’actualité du temps dominé par l’hégémonisme américain. L’album est paru la même année (1964) que le célèbre essai du critique littéraire René Étiemble, Parlez-vous franglais ?, ce qui montre bien que la question n’est pas nouvelle en France.
Mondialisateur ou globalisateur?
Ce côté incantatoire de l’anglais serait parfaitement ridicule s’il ne venait s’appuyer sur d’autres motifs qui légitiment les anglicismes et qui en amortissent les effets.
Toutes les langues du monde empruntent à l’anglais et je ne vois pas pourquoi les Français s’en priveraient plus que les autres. Mais en France, les anglicismes prennent une fonction particulière puisqu’ils servent de laboratoire à la néologie.
Anecdote vécue en 2005 : je préparais alors la parution d’un nouveau livre sur les Français, et mon éditrice parisienne m’a demandé de lui écrire l’argumentaire. Dans ce texte, j’employais l’expression « Mondialisateurs malgré eux ».
« Ah non, Jean-Benoît, tu ne peux pas écrire ça ? Ce n’est pas français.
— Mais ça n’a pas l’air du russe ou du chinois ou de l’italien. Pourquoi ça ne serait pas français ?
— Parce que ça n’est pas dans le dictionnaire. Il faudrait écrire “globalisateur”…
— Mais c’est un anglicisme. »
Depuis, les éditeurs en sont venus à la raison, mais ce ne fut pas sans mal. Il y a tout dans cette anecdote : l’idée de la faute, le rapport à la néologie, les anglicismes. On est ici au cœur de la mentalité française vis-à-vis de la langue française et qui explique une très grande part de leurs anglicismes : mieux vaut un bon anglicisme que de porter atteinte au dictionnaire (c’est à dire à la langue).
Ce qui vient diminuer l’impact des anglicismes, c’est que les Français cultivent une grande virtuosité langagière, très supérieure aux Québécois ou aux locuteurs de la plupart des langues. On voit rarement un peuple arriver à une telle maîtrise. Et comme les Français raffolent des nuances, les anglicismes leur permettent d’en inventer de nouvelles, comme par exemple « weekend » (samedi et dimanche) qui n’est pas synonyme de « fin de semaine » (jeudi et vendredi). « Liker », ce n’est pas aimer.
Les anglicismes font partie du jeu normal de la conversation, qui est le grand art des Français et leur véritable sport national. D’où leur propension à triturer et à franciser les anglicismes, pour décliner rapidement des variations et des sens étrangers à l’anglais.
Lors de notre séjour en famille en France en 2013-2014, nos filles n’ont pas tardé à ramener des « bestas » (contraction de « best amie »). Un « slasheur » est une personne qui cumule les petits boulots, ce qui n’a aucun rapport avec le verbe anglais « to slash ». Encore plus intéressant : le terme « pipole », qui décrit ces célébrités qui font les journaux à potins. C’est évidemment une déformation du nom du magazine People, qui n’a jamais existé en édition française. Cela a donné toutes sortes de dérivés fascinants comme « pipoliser », « pipolisation » et « pipolisable » — des notions extrêmement difficiles à traduire en anglais.
Au début du 20e siècle, les Français se sont entichés du suffixe –ing. Le « happening », le « meeting », le « planning » ont le même sens qu’en anglais, mais d’autres mots angloïdes sont de pures créations françaises comme le « pressing », le « footing » et le « forcing ». Heureusement, les tentatives pour implanter le « dorming » ou le « séjourning » ont échoué.
En fait, les emprunts à l’anglais ont tellement nourri la langue des Français qu’on ne pourrait l’en purger sans l’endommager. Il y a eu jadis le français d’Angleterre, qui a disparu après avoir marqué profondément l’anglais. Nous sommes ici en présence d’un anglais de France qui disparaîtra après avoir laissé un certain nombre de traces. Qu’on le veuille ou non, cela fait partie de la culture des Français.
Bonjour
Je suis Française, j’ai vécu dans plusieurs régions, et je peux vous dire qu’il y a une grande différence entre Paris et le médias, et le reste de la France. Je n’ai jamais entendu certains termes que vous citez comme « bestas » ou « slacheur ». Les médias et les grandes marques mettent des anglicismes partout pour dire qu’ils sont modernes et connectés au reste du monde. La population, hormis ceux qui travaillent dans le marketting, utilise des mots français. J’ai un emploi du temps, je fais des achats, c’est un incontournable. Et non « j’ai un planning, je fais du chopping, c’est un must. »
Une langue vivante ne peut qu’évoluer.. La richesse du vocabulaire en France remonte après la révolution française et l’enseignement obligatoire de la langue dès le plus jeune âge. C’est à ce moment que les Français de France avaient délaissé le vieux français auquel est resté fidèle les élites canadiennes françaises. L’enseignement obligatoire dès le plus jeune âge n’avait pas été encouragé. De là, une maîtrise déficiente du vocabulaire. On peut ajouter l’entourage anglophone dans lequel on évolue et aussi la langue du terroir à la Michel Tremblay qui a déclassé le langage plus châtié des débuts de la télévision. On a du rattrapage à faire! A Montréal, les immigrants en provenance de la France se font de plus en plus nombreux et ça commence à s’entendre. Espérons que leur influence sur l’expression de la langue française au Québec devienne significative. Des anglicismes ajoutent une couleur à la langue française quand la richesse du vocabulaire n’en souffre pas. Tout n’est pas noir pour autant au Québec. Les sacres pour pallier au manque de vocabulaire ont tendance à disparaître. Reste à insister sur un enseignement plus rigoureux du français dans nos écoles et pourquoi pas avec ceux qui le maîtrisent parfaitement, les immigrants français!
Bon texte et exemples évidents lorsqu’on est Français immigré de longue date au Québec. Je ne cesse d’en faire les réflexions à mes amis restés en Hexagone lors de mes voyages.
Par contre le commentaire concernant Juno et Omaha est déplacé. Vulgaires plages ? Vraiment ?
Le sang des soldats venus libérer l’Europe des nazis est encore imprégné dans le sable de ces plages, et ce sacrifice mérite un peu plus de respect.
D’autre part, Juno et Omaha ne sont pas des fantaisies de journalistes en mal d’anglicismes sensationnalistes mais bien les noms de code donné par les États majors alliés.
Quand à bestas et slacheur, je n’en ai jamais entendu l’allusion lors de mes séjours annuels en France.
La question que je me pose est celle-ci : Si le français évolue en adoptant des mots et expressions anglaises, est-ce que l’inverse se produit aussi pour la langue anglaise ???
Dans les radios privées au Québec, on entend très souvent des animateurs ¨se forcer réellement¨ pour trouver des mots anglais afin d’étayer leurs discussions, comme s’il n’y avait pas de mots français pour le faire. Retrouve-t-on l’équivalent dans les radios anglaises ? J’ai de très très gros doutes !
Évolution de la langue, dites-vous? À mon sens, cela s’apparente davantage à une détérioration. Loin de moi l’idée de stigmatiser les Français dans leur ensemble, mais il semble y avoir dans les médias hexagonaux (revues; télé; journaux; vlogues) une « clique » d’intervenants pour qui l’emploi de mots anglais superflus (à savoir des mots pour lesquels il existe déjà en français un mot équivalent déjà bien consacré) a quelque chose d’étrangement jouissif. Aux dires de nombreuses personnes que j’ai sondées à bâtons rompus, cette tendance se constate aussi là-bas dans l’affichage commercial. Pourquoi, au juste? Une « américanophilie » dégénérative? Je ne sais plus trop quoi en penser.
Je n’ai rien contre l’usage de mots anglais qui, s’ils sont adoptés parce que utiles pour exprimer des nuances, viennent enrichir le français. En revanche, le niveau de la langue française au Québec m’inquiète davantage. Je pense entre autres aux problèmes de syntaxe de la langue des québécois, ainsi qu’à la pauvreté du vocabulaire, deux difficultés majeures beaucoup plus graves que l’emprunt de mots de vocabulaire étrangers. Un problème qui n’est pas prêt d’être résolu quand on l’évalue à l’aune de la pauvreté des exigences du système scolaire québécois.
En juin, lors des célébrations du 75e anniversaire du « D-Day » (le Jour J), la presse française nous abreuvait de reportage depuis « Juno Beach » et autres « Omaha Beach » (qui ne sont que de vulgaires plages).
De VULGAIRES PLAGES honte à vous. Ces noms sont remplis d’histoire et leurs noms ont été donné en hommage, ce sont leurs vrais noms maintenant, pas POUR LE FUN ….
Vous avez raison de dire ¨honte à vous¨, car ces plages, qui n’étaient peut être que de vulgaires plages avant, ont été la scène de combien de soldats qui sont morts en combattant pour la liberté. Mais je crois que là n’est pas le problème; c’est plutôt l’utilisation de termes anglais pour rappeler ces événements. Depuis mon adolescence dans les années 65, ¨Le Jour J¨ a toujours été employé en français pour désigner le jour du débarquement en Normandie et les plages Juno et Omaha sont en France… alors pourquoi utiliser des mots anglais pour les rappeler ??? C’est ce qui a été utilisé à l’époque, des nom de code. Exit le mot ¨plage¨ . Dommage pour le français qui, depuis, perd beaucoup de sa prestance en France même.
Quant à moi, le ¨Jour J ¨ ne sera jamais le ¨D Day¨. Tant pis pour l’anglais des amerloques.