Que ce soit par ses récits d’expatrié, tels que Chroniques de Jérusalem, ou grâce à sa sympathique série Le guide du mauvais père, Guy Delisle nous permet, au moyen de la bande dessinée, de mieux comprendre le monde qui nous entoure. En 2016, son trait de crayon minimaliste nous a ébahis dans S’enfuir, récit (véridique) d’un travailleur humanitaire pris en otage en Tchétchénie. Vingt ans après avoir publié son premier album autobiographique, Shenzhen, il présente ce mois-ci Chroniques de jeunesse (Éditions Pow Pow), où il revisite ses étés passés à travailler dans la même usine de pâtes et papiers que son père.
Où et quand écrivez-vous ?
Ma journée est divisée en deux. Le matin, j’écris le texte. Comme il m’arrive souvent de m’asseoir à ma table sans savoir ce que je raconterai, j’écris environ une dizaine de phrases et je les intègre dans mon canevas. L’après-midi est consacré au dessin.
Quelle place le lecteur prend-il dans votre processus créatif ?
Au départ, le lecteur n’était pas nécessairement présent à mon esprit, mais au fil des livres, j’ai senti sa présence au moment de l’élaboration du contenu. Par exemple, quand j’ai travaillé sur Chroniques birmanes, j’avais l’impression que le lecteur était à mes côtés et que nous explorions ensemble la Birmanie.
Quelle liberté le roman graphique apporte-t-il à son auteur ?
Avant, les cases étaient pratiquement identiques, tous les albums avaient une quarantaine de pages, c’était assez formaté. Maintenant, on a une liberté graphique pour appuyer la narration. On peut raconter notre histoire comme on en a envie. C’est quelque chose qu’on a vu évoluer dans les dernières années et que j’apprécie beaucoup.
Comment s’est passée la création de votre dernier livre, Chroniques de jeunesse ?
J’ai grandi à Québec et, depuis longtemps, ce projet me trottait dans la tête. Mais la phase d’idéation a été différente : comme je n’avais pas de carnet de bord pour me rappeler comment ces étés s’étaient passés, j’ai dû faire travailler davantage ma mémoire. C’est en prenant quelques notes que j’ai vu qu’elle s’activait. Plus j’accumulais de souvenirs, plus cela me confirmait qu’il y avait matière à créer un livre. J’ai aussi eu la chance d’aller réaliser quelques croquis dans l’usine où j’ai travaillé. Les lieux avaient beaucoup changé, mais quelques éléments y étaient toujours.
Ce 19e livre a-t-il été plus facile à créer que le premier ?
Chaque fois, c’est le même sentiment qui m’habite : est-ce que ma matière première est suffisante pour en faire un livre ? Ce n’est donc pas plus difficile, mais il reste un certain trac de commencer en ne sachant pas si on tient une histoire complète en soi.
Dans votre carrière, de quelle réalisation êtes-vous le plus fier ?
Je suis fier de tous mes livres, mais du premier, Shenzhen, peut-être un peu plus que des autres, car, pour m’y consacrer pleinement, j’ai dû démissionner de mon emploi dans le milieu des jeux vidéos. À cette époque, la bande dessinée n’intéressait pas un aussi large public. C’était pratiquement un saut dans le vide !
Comment votre expérience en dessin animé a-t-elle influencé votre travail d’auteur ?
Cela m’a permis de mieux utiliser une séquence pour raconter une anecdote ou même une activité particulière. Le dessin animé demande cette discipline de bien décortiquer en plusieurs parties un mouvement, et j’ai appliqué cette façon de faire à certains passages de mes livres.
De vos nombreux contacts avec les lecteurs, quel moment est resté spécialement gravé dans votre mémoire ?
C’est difficile d’en nommer un seul. J’ai la chance d’avoir un public très diversifié, ce qui me permet d’avoir avec mes lecteurs des discussions fort intéressantes. Beaucoup de ces conversations tournent autour du travail humanitaire ou du voyage, mais j’ai aussi le souvenir d’une femme qui est venue me rencontrer après avoir lu S’enfuir. Elle était présente lors de l’attaque au Bataclan, où elle s’était sentie prise en otage. Elle m’a confié que cela lui avait fait du bien de lire sur l’évasion de mon personnage [basée sur l’histoire vraie de Christophe André]. Ça m’a touché.
À quel instant vous sentez-vous prêt à écrire « FIN » ?
Quand j’ai fait le tour de mes souvenirs, que je sens que l’histoire se tient bien toute seule, mais aussi quand mon éditeur me presse un peu, en me disant qu’il faudra bien qu’il sorte, ce livre !
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2021 de L’actualité.