Quand vous consultez Wikipédia en français, vous avez de bonnes chances de lire Simon Villeneuve sans le savoir. Ce professeur de sciences de 40 ans, qui enseigne au cégep de Chicoutimi, a contribué dans son temps libre à modifier et à bonifier plus de 200 000 articles — soit 10 % des 2,2 millions d’articles en français ! Et il en a créé plus de 5 500 dans Wikipédia, mais aussi dans une douzaine de plateformes associées, dont le site de nouvelles Wikinews, la médiathèque Wikimedia Commons et la bibliothèque Wikisource.
Passionné d’astrophysique et d’astronomie, Simon Villeneuve descend souvent de ses galaxies pour écrire dans l’encyclopédie en ligne sur des sujets plus terre à terre, comme le yoga ou l’orthodontie. « J’ai un esprit arborescent qui se promène dans toutes les directions », dit le papa de deux enfants, un garçon de quatre ans et un nourrisson.
Mais surtout, parmi la douzaine de gros contributeurs québécois, le Saguenéen d’origine s’est distingué très tôt en flairant le potentiel pédagogique de Wikipédia. Il a incorporé l’encyclopédie dans ses cours dès 2008 afin d’initier ses étudiants à la recherche documentaire, à la vulgarisation et à l’évaluation de la qualité des sources. En 2017, il a d’ailleurs publié en libre accès sur le Web Wikipédia en éducation, un ouvrage destiné aux enseignants.
« Simon est un des contributeurs les plus prolifiques sur Wiki dans la francophonie entière », selon Lëa-Kim Châteauneuf, bibliothécaire à la direction des bibliothèques de Montréal et présidente de Wikimédia Canada, section canadienne de la Fondation Wikimédia, une organisation sans but lucratif qui administre la quinzaine d’activités du mouvement Wiki.
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Wikipédia est certainement l’une des grandes aventures intellectuelles de ce début de millénaire. Consultée par 1,5 milliard de visiteurs uniques chaque mois, l’encyclopédie réunit 51 millions d’articles en plus de 300 langues. Quel que soit le sujet, un article Wiki arrive presque toujours en tête des résultats de recherche. « Il y a un siècle, la référence s’appelait Larousse. Aujourd’hui, c’est Wiki », dit Christian Vandendorpe, professeur émérite de lettres françaises à l’Université d’Ottawa, qui a été « wikipédien en résidence » à l’Université Victoria et qui a signé la préface du livre de Simon Villeneuve.
Contrairement aux encyclopédies traditionnelles comme Larousse, Universalis ou Britannica, Wikipédia s’est voulue ouverte à tous, collaborative et strictement numérique. Le terme « Wiki » (de l’hawaïen wikiwiki, qui signifie « rapide ») fait allusion au premier site Web contributif, WikiWikiWeb, créé en 1995 et qui visait la mise en commun des travaux de programmeurs. Ce préfixe et l’idéologie collaborative qu’il suppose se sont imposés en 2001 aux deux créateurs de Wikipédia, Jimmy Wales et Larry Sanger. N’importe qui peut y créer un article, en bonifier un, le corriger, le traduire et participer aux discussions sur l’exactitude des modifications des autres.
« Sur Wikipédia, les connaissances se constituent au moyen de l’interaction », dit Simon Villeneuve dans son bureau un peu désordonné.
Un petit jeudi matin de février par –25 °C, je me suis présentée au troisième étage du cégep de Chicoutimi pour assister à son cours d’astrophysique. En personne, il fait plus chef scout que geek, avec sa taille de bûcheron (1,80 m et 90 kilos), son sourire facile et son rire contagieux.
Ses neuf étudiants ont créé chacun leur compte Wiki et apprennent les notions de base de la contribution à Wikipédia. Au tableau blanc, Simon Villeneuve se sert d’une bonne vieille règle en bois pour pointer les hyperliens, qui sont en quelque sorte les coulisses de l’encyclopédie. La plupart des utilisateurs n’y prêtent jamais attention, mais chaque article compte des onglets, tels « Voir l’historique », « Discussion » ou « Notes et références », qui permettent de se faire une idée de l’état d’un article (il y a six niveaux de qualité, qui vont d’« ébauche » à « article de qualité »), des échanges dont il a fait l’objet et des articles sur des sujets connexes.
« Dire aux étudiants de ne pas consulter Wikipédia, c’est comme prêcher l’abstinence, assure Simon Villeneuve. Dès qu’ils sont devant l’ordinateur, ils se retrouvent sur Wikipédia. »
Aujourd’hui, les étudiants devront définir un sujet sur lequel ils travailleront. « Ça peut être un nouveau sujet, ou qui n’existe pas en français, ou qui n’existe qu’à l’état d’ébauche », explique Simon Villeneuve. Après 45 minutes de recherche, l’étudiant assis devant moi, Tomek, a trouvé le sien : l’eau sur la Lune. « C’est d’actualité », dit-il. Il n’a rien trouvé en français et, fait-il valoir au prof, « le sujet n’est pas trop large ».
Simon Villeneuve rêve de voir ses collègues former leurs étudiants pour en faire d’éventuels contributeurs, mais les enseignants sont encore nombreux à juger que Wikipédia n’est pas fiable.
« Dire aux étudiants de ne pas consulter Wikipédia, c’est comme prêcher l’abstinence, assure Simon Villeneuve. Dès qu’ils sont devant l’ordinateur, ils se retrouvent sur Wikipédia. Si un article existe dans l’encyclopédie, il arrive toujours en tête des résultats de recherche. »
Depuis 10 ans, Wikipédia a cependant beaucoup gagné en légitimité auprès de la communauté des enseignants. Déjà en 2005, la revue Nature concluait que la version anglaise de Wikipédia était presque aussi fiable que l’Encyclopædia Britannica. D’autres études universitaires ont été publiées depuis, montrant que les informations de Wikipédia sont de qualité comparable à celles des encyclopédies classiques. « Quand j’ai découvert Wikipédia, en 2006, j’étais moi-même sceptique », raconte Simon Villeneuve. Ses premières réserves se sont dissipées lorsqu’il a compris que n’importe qui peut devenir contributeur, mais que les informations doivent être fondées sur des sources « reconnues » : livres, études universitaires, articles de presse.
« Les contributeurs travaillent d’arrache-pied pour s’assurer que l’information est vérifiée. La précision de l’information est garantie par le fait que celle-ci est corrigée par une majorité de contributeurs », explique Jean-Michel Lapointe, bibliothécaire de littérature et de théâtre à l’UQAM, qui organise des activités pour y promouvoir l’utilisation de Wikipédia.
La qualité des articles s’améliore à coups de débats entre contributeurs, qui se corrigent et remettent en question les ajouts des autres. « Tu peux ajouter une phrase et un autre l’efface dans la minute qui suit. Entre gros contributeurs, le climat est souvent compétitif, voire agressif. Il y a des escalades incroyables dans les débats. Pour y faire sa marque, il faut avoir la peau épaisse », dit Simon Villeneuve.
Les commentaires des contributeurs ne sont pas toujours tendres. Simon Villeneuve raconte que l’un d’eux en a déjà ameuté d’autres pour se liguer contre lui, en affirmant que « [son] travail ne valait rien, que c’était nul et laid ». Les administrateurs de Wikipédia réagissent généralement bien en bannissant les contributeurs hostiles, mais « bon, ça laisse des traces », ajoute Simon Villeneuve.
Un de ses amis, lui aussi un important contributeur, a temporairement jeté l’éponge en 2014 après qu’une meute de trolls eurent sévi sur Wikipédia en français. « J’ai réduit ma participation pendant quelques années à cause du niveau d’agressivité élevé », relate « Cantons-de-l’Est », qui défend jalousement sa véritable identité.
Simon Villeneuve est un des rares dans le monde à utiliser son nom réel. La grande majorité des contributeurs préfèrent le pseudonyme, pour éviter de se faire aborder en dehors du contexte Wiki ou parce qu’ils craignent les répercussions sur leur vie professionnelle, selon Christian Vandendorpe. « Mais il y a aussi une éthique, où le curriculum ou l’autorité d’une personne n’est jamais un argument », poursuit celui qui, lorsqu’il était « wikipédien en résidence honoraire » à l’Université de Victoria, en 2014-2015, avait le mandat d’améliorer les pages Wiki concernant l’Université — ce qui lui a permis par ailleurs d’encourager le corps professoral de l’établissement à contribuer davantage à l’encyclopédie en ligne.
Malgré la virulence des débats, cette égalité des contributeurs demeure le principe fondamental de l’encyclopédie libre, selon Jean-Michel Lapointe de l’UQAM. Il s’est inspiré des efforts de Simon Villeneuve pour intégrer Wikipédia à des approches pédagogiques chez les universitaires. « Sur Wikipédia, le gage d’autorité, c’est la qualité des sources, plutôt que le diplôme ou le titre », dit-il, lui dont une bonne partie du travail est de convaincre les professeurs d’université de la valeur de la formule.
Les pseudonymes sont aussi un héritage de la vieille culture libertaire à l’origine du Web collaboratif. Simon Villeneuve raffole de ce côté un peu frondeur, et ses yeux brillent en évoquant l’« effet Streisand » que Wikipédia provoque régulièrement. Le terme fait référence à la chanteuse américaine Barbra Streisand, qui avait tenté en 2003 de faire supprimer des photos aériennes de sa propriété à Malibu publiées sur Wikipédia. Le geste a eu l’effet contraire : des centaines de milliers de personnes ont voulu voir les photos. « La même chose est arrivée lorsque le gouvernement français a tenté de censurer un article Wiki en 2013 », qui portait sur une base militaire, affirmant que celui-ci comprenait des informations militaires classifiées. « Quand les gens essaient de censurer Wikipédia, ça se retourne contre eux ! » dit le contributeur.
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En général, le français fait plutôt bonne figure sur Wikipédia avec quelque 2,2 millions d’articles, contre 2,4 en allemand et 6 millions en anglais. (Le suédois et le cebuano, une langue des Philippines, en comptent davantage, mais ils sont produits pour la plupart par des logiciels de traduction automatique.) Cette présence enviable du français masque cependant le fait que le Québec est sous-représenté tant par le nombre d’articles (moins de 30 000 dans le portail du Québec, qui regroupe les publications liées à la province) que par le nombre de contributeurs (7 % des contributeurs francophones). Simon Villeneuve rêve de voir davantage de francophones contribuer de manière soutenue à Wikipédia, et en particulier des Québécois.
La surreprésentation des Français (78 % des contributeurs francos) teinte les contenus et les règles. « Les Français ont longtemps refusé des sources comme Le Devoir et La Presse parce que, dans leur esprit, il ne s’agit pas de publications nationales au même titre que les médias parisiens. Pour eux, l’Impact est un club de “football” », illustre Simon Villeneuve. Alors qu’au Québec, c’est un club de soccer.
Lëa-Kim Châteauneuf, de Wikimédia Canada, convient qu’il y a « un grand déficit de contenu écrit par des francophones du continent américain sur leur culture et leurs réussites. Il y a des sujets, comme les autochtones et les femmes scientifiques, qui sont très sous-représentés. » Wikimédia Canada tente d’y remédier, dit-elle, en encourageant diverses associations à créer des articles Wiki sur des femmes influentes dans leur domaine. Ce biais franco-français n’est d’ailleurs pas le seul que les wikipédiens canadiens désirent corriger : 80 % des contributeurs sont des hommes et sont issus de sociétés « WEIRD », acronyme anglais d’occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques.
Sur le Web comme au congrès annuel des wikipédiens nord-américains, tenu dans une ville différente chaque année, Simon Villeneuve bataille pour légitimer les sources québécoises. « Il est bouillant et tenace. C’est le Che Guevara du monde Wiki », affirme Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie retraité du cégep de Chicoutimi. C’est lui qui a initié son jeune collègue à l’univers Web collaboratif en l’invitant à participer à un vaste chantier de numérisation de livres de sociologie, Les classiques des sciences sociales de l’UQAC.
Depuis ses débuts, Simon Villeneuve consacre en moyenne 16 heures par semaine à Wiki — qui d’ailleurs comptabilise ses heures —, en plus du temps de lecture et de recherche. Comme bien des gros wikipédiens, il « gère une cyberdépendance ». « Ma conjointe ne me permet plus d’apporter l’ordinateur à la maison ! » Pendant notre entretien dans son bureau, son regard est constamment attiré par l’écran. Il faut dire qu’avec plus de 5 500 articles dont il est le créateur, les avis de modification d’article sont nombreux.
Depuis la parution de son livre en 2017, le prof de cégep est sollicité un peu partout dans le monde francophone. Cette année-là, il s’est rendu en Haïti avec d’autres wikipédiens pour former des enseignants à l’utilisation de Wikipédia comme outil pédagogique. Il donne également des formations en ligne à divers établissements au Québec. « La connaissance, dit-il, c’est la seule chose qui s’accumule à force de partager ! »
Cet article a été publié dans le numéro d’octobre 2020 de L’actualité.
En tant que Robervalois, je suis heureux qu’un gars de mon coin de pays s’ascharne à nous instruire. Je consulte souvent WIKI sur divers sujets. Merci pour ces efforts.
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