Le chat sauvage

Les fidèles lecteurs de Jacques Poulin, dont je suis, seront comblés. C’est chaud, confortable comme une vieille couverture.

La chose ne m’avait jamais autant frappé que dans Chat sauvage: les romans de Jacques Poulin sont écrits, ostensiblement pour ainsi dire, au passé simple. Et l’effet de cet emploi est de nous avertir, aussitôt, que nous sommes en train de lire, non pas un de ces grimoires échevelés qui veulent tout devoir à l’instinct, mais un livre, un vrai livre, de ceux qui exigent d’être respectés, tenus à une certaine distance des grossièretés de l’existence.

Le narrateur lui-même, Jack, qui nous est familier depuis quelques livres, est un grand lecteur, en plus d’être écrivain – ici, écrivain public, rédigeant à la commande des lettres d’amour – et de s’intéresser fortement, comme son avatar des Grandes Marées, à la traduction. Il va nous entretenir assez longuement, par exemple, des bourdes incroyables que font les traducteurs français quand il est question de baseball dans un roman américain. Il va également nous fournir toutes les indications nécessaires sur ses propres goûts littéraires. Il lit Richard Ford pour améliorer un peu sa propre «petite musique». Et beaucoup d’autres écrivains américains, Hemingway, Carver, Chandler, Brautigan, mais aussi Gabrielle Roy et Modiano, enfin tous ceux qui ont cette «écriture sobre et harmonieuse» dont rêve Jacques Poulin.

Le critique de Chat sauvage est, à vrai dire, un peu embêté. Sur le style, sur les tendances littéraires de Jacques Poulin, il n’a presque plus rien à dire; le romancier lui-même a épuisé le sujet. Une autre voie s’ouvre à lui: montrer les liens qui unissent ce roman à ceux qui l’ont précédé. Ça aussi, c’est fait. Le personnage du narrateur souffre du coeur, comme celui du Coeur de la baleine bleue. Il s’appelle Jack Waterman, comme le héros de Volkswagen blues, et comme lui il a suivi la piste de l’Oregon. Le caléchier de Chat sauvage, vous le reconnaissez, bien sûr: c’est celui du premier roman de Jacques Poulin, Mon cheval pour un royaume… Je m’arrête. Quand on ouvre Chat sauvage, on ne commence pas à lire un roman. On continue à lire Jacques Poulin.

Cela dit, il faut ajouter aussitôt que ce roman n’est pas que la simple répétition des précédents. Des nuances importantes y apparaissent (tout, chez Jacques Poulin, est affaire de nuances): l’érotisme, qui s’annonçait un peu timidement dans Le Vieux Chagrin, est ici étonnamment présent, ouvert; et le Vieux-Québec, presque jamais quitté par l’action, joue plus que jamais le rôle principal, dans un suspense bien soutenu qui demeure énigmatique jusqu’à la fin, et au-delà. La ville devient dans ce livre un lieu romanesque autosuffisant, dont les rues, les places, les monuments semblent parler cette langue secrète que l’«écrivain public» cherche constamment à reproduire.

Les fidèles lecteurs de Jacques Poulin, dont je suis, seront comblés. C’est chaud, confortable comme une vieille couverture. L’humour grave, blessé, qui est une des marques essentielles de l’art de Jacques Poulin, y est pratiqué avec un art de plus en plus subtil. Des personnages attachants, nimbés d’un léger mystère, occupent l’espace. Mais les autres lecteurs, les non-initiés? Je pose la question autrement: le romancier de Chat sauvage a-t-il réussi à faire de Québec un lieu mythique assez riche, assez puissant pour que des lecteurs venus de loin – de toutes les formes de lointain – puissent se laisser prendre dans ses entrelacs? N’écrit-il que pour nous, ses proches? N’est-il entendu que par nous? Il me semble que, devant une oeuvre si parfaitement réussie dans son ordre, la question ne peut éviter d’être posée.

Je signale, en post-scriptum, un livre au titre déplorable, Le bonheur a la queue glissante (oui, c’est bien ça!), et qui a beaucoup d’autres défauts, mais qui a aussi le singulier mérite de nous faire connaître, de l’intérieur, un personnage d’immigrante qui paraît totalement authentique. Dounia, la Libanaise, vit depuis plusieurs années au Québec, avec son mari, ses enfants, ses petits-enfants. Elle ne parle ni le français ni l’anglais, mais, au contraire de son mari, Samir, elle ne rêve pas de retourner au pays d’origine. «Je veux mourir, dit-elle, là où mes enfants sont heureux.» Le livre est fait de ses réflexions, de ses souvenirs, entre bonheur et malheur.

Ce livre n’est pas, à vrai dire, un roman au sens habituel du mot, car l’action, si l’on peut appeler ainsi quelques événements dispersés, ne s’organise jamais comme telle. Mais, au fil d’une écriture tantôt maladroite, tantôt habile à rendre les atmosphères, les mouvements d’une pensée, Abla Farhoud réussit à nous faire pénétrer dans un univers que nous avons tout intérêt à connaître.

Chat sauvage, par Jacques Poulin, Leméac/Actes Sud, 189 pages, 22,50$.

Le bonheur a la queue glissante, par Abla Farhoud, L’Hexagone, 175 pages, 17,95$.

CHAT SAUVAGE

Ses yeux rougis d’alcoolique étaient perdus dans l’immensité brumeuse. En parlant, il faisait de grands gestes qui embrassaient l’horizon, et c’est le Québec tout entier que je voyais se détacher de la rive et gagner la haute mer pour «mêler sa voix au concert des nations», comme on disait autrefois dans les manuels d’histoire.

Allongé à ses côtés, les yeux mi-clos, je me laissai envahir par les images d’un Québec voguant librement dans les eaux internationales. Soudain, les ronflements mirent un terme à ma rêverie. Le Gardien s’était endormi, complètement soûl une fois de plus…

Jacques Poulin