
Les années soixante et soixante-dix
De Bay City, je me rappelle la couleur mauve saumâtre. La couleur des soleils tristes qui se couchent sur les toits des maisons préfabriquées, des maisons de tôle clonées les unes sur les autres et décorées de petits arbres riquiqui, plantés la veille. Je me souviens d’un mauve sale qui s’étire des heures. Un mauve qui agonise bienveillamment sur le destin ronronnant des petites familles. Dès cinq heures du soir, quand les voitures commencent à retrouver leur place dans les entrées de garage, on s’affaire dans les cuisines. Les télés se mettent à hurler et les fours à micro-ondes à jouir. Les barbecues exultent, les skate-boards bandent, dilatent démesurément leurs roues en se cognant vicieusement sur les bicyclettes et les ballons de basket lancés contre un mur répercutent à travers les allées l’ennui de tout un continent.
À Bay City, à peine la journée est finie qu’on accueille le soir frénétiquement en se préparant pour le sommeil sans rêve de la nuit. À Bay City, mes cauchemars sont bleus et ma douleur n’a pas encore de nom.
Je ne sais même pas s’il y a une baie dans cette petite ville du Michigan où j’ai passé dix-huit années de ma vie, et puis surtout tous les étés bien longs de mon adolescence. Je ne sais même pas s’il y a une promenade au bord de l’eau, un chemin sur lequel les foyers américains vont faire des balades le dimanche après-midi ou encore tiennent à faire courir Sparky, le gros labrador blond, après avoir laissé l’Oldsmobile à quatre portes sur le parking attenant aux berges. Je ne sais pas si l’hiver sur le lac Huron rappelle quelque période glaciaire, primitive et oubliée et s’il est effrayant de s’aventurer sur l’eau violette, gelée, quand les tempêtes balayant les Prairies d’ouest en est apportent des flocons gros comme des désespoirs. Je ne sais si l’esprit des Indiens d’Amérique hante encore quelque rive sauvage et si le mot Pontiac veut dire autre chose qu’une marque d’automobiles.
De Bay City, je ne connais rien. Je ne sais que le K-Mart à un bout de Veronica Lane, la maison de ma tante à l’autre bout et l’autoroute au loin, immense mer, sur laquelle nous voguons si rapidement le samedi matin jusqu’au mall de Saginaw pour aller faire des courses. Et puis le ciel, ce ciel mauve, amer dans lequel je ne me vois aucun destin.
4122 Veronica Lane. C’est là que j’ai habité. Veronica Lane, une rue au nom sans histoire, une rue de l’avenir. Je me dis souvent : « Oui, c’est cela l’adresse, 4122 Veronica Lane, Bay City, Michigan, United States of America. » J’ai habité là. C’était tout à fait comme cela. Mais je n’arrive pas à y croire. Mon oncle et ma tante avaient acheté en 1960 cette maison bleue métallisée, sur le toit de laquelle le soleil expirait le soir. Babette était alors grosse de mon cousin. Victor allait naître quelques semaines après moi, puisque ma mère et sa soeur s’étaient concertées pour tomber enceintes en même temps, pour donner vie à de petits Américains tout neufs qui leur feraient oublier les rages et les colères de l’Europe guerrière. La maison avait été construite dans une usine de Flint. Un énorme camion l’avait laissée un jour au bout de Veronica Lane. La construction en tôle avait été posée inélégamment sur la terre. Puis le camion était reparti vers Flint se charger d’une nouvelle cargaison qui peuplerait d’autres rues de l’Amérique. À l’époque, presque toutes les maisons étaient faites pas loin de chez nous et des millions de voitures étaient montées à Flint, chez General Motors ou à Dearborn, chez Ford. Les cheminées des usines crachaient une fumée bise, un peu écoeurante qui donnait au ciel du Michigan cette couleur mauve, les soirs d’été et les après-midi d’hiver. Notre maison avait donc été abandonnée sur le sol de Veronica Lane au printemps 1960. On lui avait vite adjoint quelques arbres petits et chétifs. Ceux-ci devaient, avec le temps, octroyer au bungalow un milieu naturel, une atmosphère, une noblesse. Les rosiers que ma tante plantait autour de la maison pour cacher le cul des climatiseurs braillards qui obstruaient les fenêtres devaient eux aussi avec les années donner quelque humanité à notre maison de cobalt. Je me souviens encore de ce fibrome bleu au bout de Veronica Lane, de cette demeure métallique qui avait quelque chose d’un bunker. C’était notre chez nous. La maison semblait bien davantage être les vestiges d’une quelconque apocalypse qu’une promesse gonflée d’avenir. Avec le temps, d’autres tumeurs de fer-blanc jonchèrent notre rue. Le cancer de la domesticité se généralisa, il devint notre environnement, notre fléau tout confort.
Mon cousin et moi naissons en 1961. Moi je vois le jour l’été, dans la chaleur violette, au moment où ma mère, ma tante et mon oncle font creuser un sous-sol sous la maison, que nous appellerons basement. C’est là où je joue avec mon cousin au cow-boy et à l’Indienne et plus tard au ping-pong dans la moisissure des jours. C’est là que mon oncle peint des tableaux aux couleurs vives, criardes qui lui rappellent « la vie primitive de son pays d’origine », comme le disent ma tante et ma mère en se moquant de lui. Il y a sous la maison cette caverne bien noire où nous nous amusons tout petits à nous faire peur et à devenir grands, alors que la machine à laver s’agite bruyamment, repart pour encore un cycle et que la sécheuse se permet culbutes et pirouettes avec nos t-shirts, nos draps et nos serviettes de toilette. Le basement sent toujours le remugle. Il n’y a rien à faire. Et même l’odeur de peinture des toiles de mon oncle n’arrive pas à couvrir le parfum de moisi qui nous prend à la gorge dès que nous nous engouffrons dans l’escalier de bois, et qui putréfie toute la maison. L’été, l’odeur me soulève tout particulièrement le coeur même si ma tante essaie de la faire disparaître à grands coups de jets d’un vaporisateur Glad à fraîcheur printanière qui nous brûle les poumons, à mon cousin et à moi, deux enfants asthmatiques et mornes. En décembre 1961, le basement est fini. À cette date, je viens à peine de rentrer de l’hôpital de Chicago. J’y passe les premiers mois de ma vie. Un problème respiratoire à la naissance m’a fait m’éloigner de Bay City et de Détroit où je suis née. Je dois me faire soigner dans un hôpital spécialisé de Chicago. Ma mère ne va pas me voir et ne tient pas à venir me chercher. Mon oncle est chargé d’aller récupérer le bébé que je suis. Au volant de sa Chevrolet, il fait en douze heures le voyage de Bay City à Chicago, aller-retour. À ce moment-là, les travaux du basement occupent toute la maisonnée. Mon cousin vient de naître. Personne n’a vraiment le temps de s’occuper d’une enfant qui, de toute façon, depuis sa venue au monde, n’est qu’une source d’ennuis. J’ai peu de chances de survie. On me sait un peu retardée à cause des complications au moment de l’accouchement et de l’asphyxie qui en a résulté. Ma mère me répète toute mon enfance que je suis demeurée, que, de ma naissance, je ne me suis jamais remise : il suffit de me voir. Elle pleure souvent dans les bras de sa soeur Babette en me regardant vivre et en répétant qu’elle aurait préféré avoir une fille morte, enterrée, comme sa première fille Angèle, décédée à sa naissance, engloutie, dès sa sortie, dans le néant, plutôt qu’une mioche aussi idiote que moi. Les années de ma petite enfance s’écoulent ainsi dans un deuil permanent ponctué de mes bêtises, de mes hontes et des visites familiales et hebdomadaires au cimetière de Bay City pour pleurer sur le tombeau de ma grande soeur.
Je me souviens d’une enfance allergique, bronchitique, d’années suffoquées, étranglées et ponctuées par des séjours à l’hôpital où l’on pense que je vais y passer, que je vais enfin retourner là d’où je viens. On dit de moi que je suis bleue, que parfois je vire au mauve, au violet. Je suis de la couleur du ciel du Michigan. Je suis une pervenche, une fleur des fumées d’usine. Il y a la haine de ma mère à mon égard, l’obsession de la propreté de ma tante, la douceur de mon oncle qui est triste d’avoir eu un fils et qui me prend parfois dans ses bras en pleurant et puis le ressentiment de ma tante qui m’en veut d’être aimée par son mari. Il y a aussi de grandes voitures grises, des batailles avec mon cousin, des tempêtes de neige dans lesquelles mon petit corps malingre revit un peu, des maladies de toutes sortes, des fièvres, des toux, des boutons de couleur, des chuchotements autour de mon lit, des histoires terribles de la Seconde Guerre mondiale, des cachettes pour les enfants, des ravins, des fossés derrière la maison dans lesquels je me cache l’été pour regarder pendant des heures le ciel mauve et vide de Bay City, et surtout, il y a la télévision qui me console de tout.
La suite dans le livre…