Comme 600 000 Québécois, Michel Tremblay a passé l’hiver en Floride. L’enfant de la grosse femme a lu la vie de Racine sous les palmiers et s’est baigné dans une petite piscine bleue de Key West, au kilomètre zéro de la route no 1 qui va du Nouveau-Brunswick au bout de l’Amérique. A 18 h, il communiait au rituel de l’île, contemplant le plus beau coucher de soleil de l’Est des États-Unis sur un petit quai, près de White street.
Mais chaque matin, devant son ordinateur Toshiba portatif, Michel Tremblay préparait sa rentrée. il ruminait son prochain livre, terminait une traduction, révisait les dialogues d’un film pour Diane Dufresne ou s’inquiétait de l’affiche de sa dernière pièce, Marcel poursuivi par les chiens. Cette année, ceux qui n’aiment pas Tremblay feront mieux d’aller se réfugier en Floride: il occupera pas moins de quatre scènes montréalaises, dont trois pour Les Belles-Soeurs la pièce sera montée en français, en anglais de Glasgow (un patois écossais) et en yiddish; le festival de Stratford jouera du Tremblay pour la troisième saison consécutive. L’auteur a même refusé Sainte-Carmen de la Main au Trident de Québec par crainte d’une surdose !
Tremblay avait une autre bonne raison de fuir Montréal. A peine remis d’une séparation – une relation amoureuse qui a dure 10 ans -, il est allé en Floride calmer son angoisse de la cinquantaine, qu’il atteindra en juin. Etendu dans sa chaise longue, il s’étonnait d’être toujours la, 25 ans après le scandale des Belles-Soeurs: « Tennessee Williams n’a pas eu 25 ans de succès. Et au Québec, il faut se renouveler, changer de style, de culture, se justifier d’exister à tous les cinq ans. »
« Se promener à ses côtés, c’est comme faire le tour du village avec monsieur le curé » dit la chanteuse Chantal Beaupré. Les Montréalais s’intéressent à ses personnages comme à ceux de Lise Payette. On arrête le dramaturge dans la rue pour lui demander des nouvelles d’Albertine et de Marcel. On lui écrit comme on le fait à Janette Bertrand.
Lorsqu’il était en Floride, il télécopiait des chapitres entiers de son nouveau livre aux quatre coins de Montréal pour recueillir les commentaires de ses amis. Inquiet jusqu’à la moelle, Tremblay est resté un enfant sage et poli qui cherche l’approbation des grandes personnes. Un enfant rieur, champion de Quelques arpents de pièges, qui peut aussi bien passer des heures à jouer au « Game Boy », à écouter le canal américain de dessins animés ou à parler aux vaches.
« C’est l’homme le plus drôle que je connaisse», dit Denise Filiatrault. Chantal Beaupré raconte qu’un soir de réception officielle, Tremblay tendit un plat de hors-d’oeuvre à l’ancienne ministre conservatrice Flora MacDonald. il se tourna ensuite vers la caméra et lança: « C’est la première fois qu’un ministre mange dans ma main ! » La pauvre ministre, qui parlait à peine français, n’a jamais su pourquoi les invités se tordaient de rire. « J’avais tout préparé d’avance », avoue-t-il, l’air un peu gêné.
Tout est rond comme la lune chez Tremblay: son style, sa barbe, son rire. Jovial, affable, il ne se confie pourtant jamais. « il ne parle ni de son enfance, ni de sa famille. C’est son jardin secret », dit le comédien Donald Pilon. C’est un « tu-seul-ensemble » comme dit Marie-Lou, un de ses personnages. Les soirs de pleine lune, surtout en août, il devient fou. il dort mal, ne digère plus et fait les 100 pas. il marche sous la lueur de la lune à la poursuite d’une ombre ronde et charnue qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de sa mère. Tremblay est convaincu que cet astre l’influence, comme il croit au destin qui l’a fait naître un lendemain de Saint-Jean-Baptiste, comme Denys Arcand, Louis-Georges Carrier et Robert Charlebois (né dans la même rue).
On croit tout connaître de l’enfance de Tremblay. Mais que sait-on réellement ? Qu’il est né en 1942, au 4690 de la rue Fabre, dans une maison de briques jaunes. Qu’il est le dernier de cinq enfants, dont les deux plus âgés sont « morts de misère » (des suites d’une scarlatine), raconte son frère Bernard. Qu’il est le petit-fils d’une Indienne crie de la Saskatchewan et d’un aventurier français de Providence, au Rhode Island. Que son père, un pressier à moitié sourd, disait posséder le secret de la couleur rouge des étiquettes de boîtes de soupe Campbell. Qu’il fut élevé pendant la guerre par six femmes, à l’italienne, tous entassés dans un sept pièces.
« Ma première vision du monde, raconte Tremblay, c’est celle de ces femmes qui oubliaient que j’étais là et qui disaient des choses qu’elles n’auraient jamais dites si elles avaient su que j’écoutais.», Enfant désiré et choyé, il passera 26 ans dans le cocon familial, bien à l’abri. Tremblay illustre mieux que quiconque la phrase de l’écrivain Romain Gary: «il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. (…) On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours. »
Tremblay n’a jamais pu se passer de la famille. Pas la vraie (il n’a pas vu son frère Jacques depuis six ans), l’autre. Le clan Tremblay va de Denise Filiatrault à Donald Pilon, en passant par son agent Camille Goodwin et les deux filles de celle-ci. Et il y a la famille intime: des amis de longue date, inconnus du public, surtout des femmes. Avec Louise-Odile Paquin, peintre et directrice d’un refuge pour femmes, il a construit un arbre généalogique fictif, plein de cousins et de cousines, au-dessus desquels il trône. «Tremblay aime la famille, car il sait qu’il n’en aura jamais une vraie », dit son vieux compagnon, le metteur en scène André Brassard.
Contrairement à Zola, Tremblay a décrit l’apocalypse de ses personnages avant d’en faire la genèse. Ce qui explique que l’âge d’Albertine ne concorde pas toujours d’une pièce à l’autre et que le mari de la grosse femme s’appelle tantôt Armand, tantôt Gabriel. Dix-neuf pièces, six romans et une comédie musicale plus tard, le tout a pris l’allure d’un gigantesque « patch work » couvrant trois générations. L’écheveau est si serré qu’on ne distingue plus la fiction de la réalité. « Pourquoi essayer ? » demande André Brassard.
Dans le bureau parfaitement rangé de son appartement du square Saint-Louis, où règnent ses deux chats, une photo montre un Tremblay pleurant à chaudes larmes sur les genoux du père Noël. il n’a jamais été commode. A 12 ans, il lisait le seul Victor Hugo qui n’était pas à l’index, Han d’Islande, pour défier ses professeurs. A 13 ans, il claquait la porte de la classe – il avait été choisi avec les 31 meilleurs élèves de la province pour faire gratuitement son cours classique – après que le maître, un monsieur Poulet, lui eut donné la fessée. « On me demandait de renier mes origines. J’ai dit: « Un jour, vous entendrez parler de moi.» Comme le comte de Monte-Cristo. Je voulais me faire ma propre culture!»
La comédienne Rita Lafontaine, qu’on a appelée la muse de Tremblay, se souvient de ses yeux bruns, de sa prestance et de « la lumière qu’il dégageait ». A 23 ans, linotypiste (son arrière-grand-père, son père et son frère ont travaillé dans l’imprimerie), il imprimait, entre autres, les romans à quatre sous Ixe-l3. C’est dans le bureau de son patron, à l’imprimerie judiciaire, qu’il a écrit Les Belles-Soeurs. André Brassard venait le chercher à minuit pour aller manger un morceau de gâteau au chocolat chez Da Giovanni, rue Sainte-Catherine. On connaît la suite…
On peut sortir Tremblay de Montréal, mais pas Montréal de Tremblay. Spécialiste des «niveaux de langue », il peut passer des heures à discuter d’un « sacre », à vous expliquer comment prononcer « Un hamburger « platter » deux sauces, pas de « cosla »,» à chercher une expression de sa mère et à imiter l’accent d’un quartier populaire. Tremblay raffole toujours du pâté chinois, même s’il va au restaurant tous les jours. Contrairement à beaucoup de Québécois, il ne change pas d’accent lorsqu’il débarque à Paris. il n’a jamais coupé le cordon ombilical qui le relie à sa ville, à son quartier, à son metteur en scène, à ses interprètes et à sa langue. « Pourquoi changer de personnage ? Un écrivain ne change pas de style, il fait toujours le même livre. »
Doit-il partir en Finlande ou à Paris ? Michel Tremblay fait des crises d’angoisse et s’ennuie. A New York, en route pour le théâtre, il a déjà abandonné un ami pour sauter dans le premier avion en direction de Montréal. il rêve de l’Italie, mais n’a jamais osé y aller. « Chus-tu un auteur dramatique ou pas ? J’ai refusé deux invitations en Inde. Je sais que je n’irai jamais au Japon. Je suis un paresseux pogné à travailler. Un sédentaire pogné à voyager ! »
C’est son agent, John Goodwin, aujourd’hui décédé, qui l’a forcé à sortir du Québec. Depuis, l’oeuvre de Tremblay est une entreprise lucrative. « Du jour au lendemain, mes revenus ont été multipliés par 10», dit-il. Avant, il lui arrivait de suggérer aux metteurs en scène de monter ses pièces sans lui payer de droits d’auteur, (la comédie musicale Demain matin Montréal m’attend lui a rapporté 500 dollars). Depuis, d’autres écrivains québécois ont pris des agents.
Tremblay représente à lui seul entre 20 % et 30 % du chiffre d’affaires annuel de l’éditeur Leméac, soit environ 500 000 dollars. La Grosse Femme s’est vendu à125 000 exemplaires et Les Belles-Soeurs à 90 000 « plus que n’importe quelle autre pièce française contemporaine. » Même ses manuscrits sont soigneusement classés à la Bibliothèque nationale du Canada.
Tremblay a choisi de coproduire Marcel poursuivi par les chiens afin d’avoir la main haute sur tout, des affiches aux communiqués de presse. il se plaint que le festival le plus réputé au Canada, celui de Stratford, ne paie que des droits d’auteur symboliques. Pourtant, le monde matériel lui échappe. il faut le forcer à s’acheter des vêtements. il a déjà traîné sur lui un certificat de dépôt de 50 000 dollars pendant six mois, convaincu qu’il perdrait son pécule s’il s’en séparait.
Difficile d’imaginer que l’homme vêtu d’un t-shirt de Mickey Mouse (ses amis intimes le surnomment Mickey) a son nom dans le Larousse (depuis 1987), que son oeuvre est traduite en 22 langues et est jouée d’Anchorage à Tokyo. « Le plus universel des Québécois» selon Le Monde, recevra en juillet un doctorat honorifique de l’Université de Sterling, en Ecosse. « De quoi faire rougir ceux qui prétendent que seul le français international est exportable » dit-il en riant dans sa barbe.
Une étudiante de New Delhi a passé six mois à Montréal, l’an dernier, pour rédiger une thèse de doctorat sur l’oeuvre de Tremblay et un professeur d’université voulait la mettre à l’étude en Chine. L’an prochain, en France, le programme des lycées contiendra une seule pièce étrangère en français: Les Belles-Soeurs. Quatre millions d’étudiants liront dans le texte le monologue du « maudit cul » écrit spécialement pour Denise Filiatrault. Premier tirage: 25 000 exemplaires.
Très tôt, Tremblay a rejeté les symboles masculins de son époque. il n’a jamais conduit ni fumé, et il ne boit pas de bière. Louise-Odile Paquin l’a amené une fois à la pêche. C’est elle qui a mis le ver à l’hameçon. il a attrapé une perchaude et s’est écrié « Yerk ! »
« Michel mène la plus belle vie du monde, dit son ami Donald Pilon. il écrit trois ou quatre heures le matin, puis va au cinéma et au théâtre.» Boulimique de culture, il voit absolument tout ce qui se fait à Montréal et avale quatre ou cinq films par semaine. il se régale avec la même passion du dernier Stallone, d’un air de Figaro et de l’émission Jeopardy. « C’est le seul être que je connaisse qui prend plaisir à aller voir des shows qu’il sait mauvais, pour rire » dit Brassard. C’est aussi le seul écrivain à donner sa recette de crevettes au pamplemousse à l’émission Garden Party ou à parler de son orientation sexuelle avec Réal Giguère. il rit des thèses universitaires qu’on lui consacre, fuit comme la peste les cercles littéraires et aime se retrouver là où ses anciens voisins de la rue Fabre peuvent le reconnaître.
De l’appartement d’André Brassard, on surplombe l’immense terrasse de Michel Tremblay. Quand ils ne travaillent pas ensemble, les deux hommes ne se voient guère. Le metteur en scène reproche à Tremblay de s’entourer d’une cour et de ne pas accepter la critique. « il ne l’a jamais aimée»… peut-être parce qu’elle le blesse comme un enfant. Brassard a été à deux doigts de claquer la porte de l’opéra Nelligan en 1990 parce qu’il était insatisfait des textes. Mais l’amitié a été la plus forte: « Les personnages de Tremblay sont devenus ma vraie famille. »
« C’est fou le nombre de personnes influentes qui n’ont jamais vu ses pièces ni lu ses romans, dit le peintre Marcelle Ferron. Tremblay dérange encore après 25 ans. N’est-ce pas merveilleux ? »
Tremblay prétend que Radio-Canada a refusé l’an dernier son projet de téléroman sur un couple homosexuel parce que le sujet était trop provocant. En 1987, Robert Bourassa écarta personnellement son nom de la liste que proposait le jury de l’Ordre national du Québec. il dut attendre 1990 pour être décoré. Lise Bacon présidait alors le Conseil des ministres pendant la maladie du premier ministre. En 1972, Claire Kirkland-Casgrain, ministre du premier gouvernement Bourassa, avait refusé pour cause de « joual » de payer le voyage des Belles Soeurs (l’invitation venait de Jean-Louis Barrault) à Paris. Depuis, le ministre français de la culture, Jack Lang, l’a fait Chevalier des Arts et des Lettres de France « pour avoir bien utilisé la langue française». Madeleine Renaud (trop Vieille pour le rôle) a de son côté rêvé de jouer Albertine, comme elle avait voulu jouer Mari-Lou 15 ans plus tôt.
« Si je fais encore peur, dit Tremblay, c’est que les Québécois refusent toujours de se voir comme ils sont. Reprocherait-on à Pagnol de faire du Pagnol, ou aux cinéastes italiens de montrer les Italiens comme ils sont ? Rien n’est plus respectable que les pays qui assument leur folklore. » Le plus grec des dramaturges québécois (la structure des textes de Tremblay est souvent inspirée de celle des oeuvres grecques) trouve pourtant qu’on n’étudie pas assez les auteurs classiques à l’école et s’irrite de ce qu’on ait tout remplacé… par ses pièces à lui.
Dans son prochain livre, Enfants innocents, Tremblay raconte ses premiers soubresauts de nationalisme. C’était avant une représentation de L’Enlèvement au sérail à la Comédie canadienne: il venait d’apprendre que les Simoneau chanteraient en anglais les récitatifs de l’opéra (par ailleurs en allemand) parce qu’un chanteur de Toronto ne parlait pas français. il fut encore plus humilié en découvrant que le public de la Comédie canadienne était surtout anglais. « J’ai parfois l’impression qu’on est un peuple sans conséquence, qui ne voit pas les résultats des gestes qu’il pose et surtout de ceux qu’il ne pose pas. »
Tremblay n’est jamais monté aux barricades, mais il n’a jamais caché ses convictions. « On essaie de convaincre les Québécois qu’un petit pain, c’est mieux que rien. Comme Albertine qui dit: « Chus pas née pour un p’tit pain. Chus née pour une toast brûlée ! » Je serai pour la souveraineté-association le jour où l’on m’expliquera ce que ça veut dire. Le mot indépendance fait ricaner les intellectuels. Pourtant, il y a dans l’indépendance quelque chose de beau, de grand. L’indépendance, c’est pas une chanson d’amour enfermée dans une taverne. Des fois, je pense qu’on est trop paresseux pour apprendre l’anglais. Si on ne peut pas assumer ce qu’on est, qu’on devienne autre chose.»
Et si les Québécois se débarrassaient de leurs complexes, Tremblay écrirait-il toujours la même chose ? « Peut-être… je n’y ai pas pensé.» Pourtant, Tremblay ressemble étrangement au Québec qu’il décrit: il n’y a pas longtemps, il avait de la difficulté à dormir seul dans sa maison trop grande; il commence à peine à apprivoiser la solitude; il apprend lentement à voyager. D’ailleurs, il retournera probablement aux Keys l’an prochain.
A mon retour de Floride, lorsque le douanier de Dorval m’a demandé comment se portait Michel Tremblay, je lui ai dit que l’enfant de la grosse femme survivrait à ses 50 ans. Et je me suis souvenu de ses mots comme il interrompait sa lecture de la vie de Racine: « Avant de mourir, je veux compléter mon puzzle. »