Le garçon et sa grenouille

Comment survivre à New York quand on est apprenti dans l’Ordre de la démolition et propriétaire d’une grenouille de music-hall ?

Le roman de Gaétan Soucy, Music-hall !, est extrêmement étonnant. Mais l’étonnement naît, paradoxalement, d’un excès de familiarité. Le romancier reprend plusieurs des images, des manières, des thèmes les plus significatifs du roman québécois, tel qu’il s’est produit depuis près d’un demi-siècle. Il les porte à un degré de combustion qu’ils n’avaient jamais encore connu. Accomplissement ou épuisement ? C’est à voir.

Le héros est décoré du nom de Xavier X. Mortanse. C’est le type de l’adolescent égaré, assez génial, persécuté par des adultes qui ne respectent pas son désir de pureté et la liberté de son imaginaire. Imaginez une Bérénice Einberg (Réjean Ducharme) ou un Jean-Le Maigre (Marie-Claire Blais), ou une de leurs nombreuses réincarnations – mais sans révolte. Contre quoi, contre qui voudrait-on que Xavier X. Mortanse se révolte ? Il faut une famille, une société pour se révolter. Lui s’est éveillé un jour dans le port de New York, sans autre mémoire que les noms d’une soeur, Justine, d’un pays, la Hongrie, et d’un fleuve, le Saint-Laurent. On voit que la cohérence n’est pas tout à fait au rendez-vous, et ça ne fait que commencer. Mais Xavier X. Mortanse, malgré les apparences, n’est pas un simple demeuré; il est aussi un redoutable joueur d’échecs. Et il dispose, autre miracle, d’une grenouille chantante et dansante trouvée un jour dans un chantier de démolition.

Ai-je dit qu’il était sans révolte ? Il exerce cependant, depuis son arrivée à New York, un métier qui n’est pas sans rapport avec ce que pratiquaient ses prédécesseurs romanesques: il est apprenti dans l’Ordre de la démolition. Apprenti seulement, peu estimé par ses camarades de travail, qui ne lui épargnent pas les sévices de toutes sortes, et à vrai dire peu efficace. Il passe des heures à démolir un petit pan de mur, mais démolisseur convaincu, refuse de se laisser décourager, d’abandonner ce qu’il faut bien appeler une vocation. On est évidemment dans l’ordre symbolique ici, à des années-lumière de toute vraisemblance banale.

Xavier X. Mortanse est d’ailleurs prêt à travailler sans rémunération, tellement il est pris par la nécessité quasi métaphysique de la démolition. Il s’agit de démolir pour démolir; la récompense se trouve dans la démolition elle-même. Bérénice Einberg était experte à ce jeu-là, mais elle y mettait plus de détermination, de passion, de haine.

La parenté la plus significative entre Xavier X. Mortanse et ses prédécesseurs vient de ce que la cible première de ses travaux de démolition n’est pas le mur de briques, mais le langage lui-même. À vrai dire, ce n’est pas Xavier qui massacre le langage, c’est le narrateur. Il écrit: « Il avait les côtes et les épaules comme des coups de bâton », ce qui est un peu bizarre. Puis: « L’homme ne prit pas de gants pour que le garçon s’ôte de là. » Et encore: « Il enchaînait les coups qu’on aurait dit qu’il les avait pensés avec ses pieds les plus rudimentaires. » Serait-ce là du « stratakorek, la langue secrète de la démolition »? On pensera évidemment au « bérénicien » de Réjean Ducharme, inspiré par l' »exploréen » de Claude Gauvreau, mais les impropriétés de langage commises (volontairement, il faut insister) par le narrateur de Music-hall ! semblent procéder moins d’un désir de contestation que d’une chute molle dans le n’importe-quoi.

Étrangement d’ailleurs, ces phrases – ou bouts de phrases – voisinent avec des passages d’une écriture éminemment correcte, qui rappellent le style sentimental et fade des romans-feuilletons: « Peggy continuait un long moment à le regarder, du même air grave et étonné. Elle passait la main dans les cheveux du garçon, ou caressait sa joue avec le revers de ses doigts. Elle lui adressait un sourire attendri et triste. » Faut-il penser que cette fadeur est volontaire, voire provocatrice, comme les bizarreries de langage citées plus haut? On hésite un moment, puis on comprend qu’on se trouve devant une opération qui, dans la correction ou l’incorrection, vise à priver le langage de toute signification un peu forte, à produire ce qu’on oserait appeler de l’in-signifiant. J’insiste, il va sans dire, sur le trait d’union.

On se souviendra peut-être d’un roman de Jacques Folch-Ribas, paru en 1970, qui s’intitulait Le démolisseur. C’était la célébration, dans une langue superbe, de cette « beauté du vide » qui peut devenir, chez certains êtres, une passion absolue. Il y a, dans Music-hall !, quelques allusions à cette sorte de beauté, mais le livre est plutôt, dans son ensemble, la manifestation d’une surabondance, d’un trop-plein de langage qui s’annule lui-même comme porteur de sens. Pas plus que son personnage, le romancier de Music-hall ! ne démolit vraiment; il défait plutôt, il désamorce. Les mots sous sa plume deviennent interchangeables. Pourrait-on penser que le livre de Gaétan Soucy pousse à la limite, jusqu’à l’absurde, les risques de l’orgie de langage dans laquelle nous vivons aujourd’hui ?

Je n’exclus pas que Music-hall! puisse remporter, avec ses 400 pages, un succès, national et international, semblable à celui de La petite fille qui aimait trop les allumettes. Il compte beaucoup de personnages étonnants, bizarres et bizarrement nommés, d’Ishmael Lazarus à Rogatien Long-d’Ailes, et d’événements peu communs.

Music-hall !, par Gaétan Soucy, Boréal, 391 p., 27,95$.

MUSIC-HALL !

Enfin, il arriva ceci dans la rue qu’en croisant un monsieur sans traits remarquables, qui allait sa serviette sous le bras, l’apprenti fut saisi d’une pensée à la fois dérangeante et banale, savoir pourquoi était-il lui-même Xavier plutôt que cet homme-là? Et c’est précisément ce qui miraculeusement se produisit, à l’instant même, Xavier devint cet homme et cet homme devint Xavier, mais comme ni l’un ni l’autre ne conservaient aucun souvenir d’avoir été celui qu’ils n’étaient plus, et n’avaient plus d’autres souvenirs ou caractères que les souvenirs et caractères qui étaient ceux de celui qu’ils étaient devenus, rien ne fut changé au bout du compte dans l’ordre infime de l’univers, et chacun passa sa route sans s’être aperçu de rien.

Gaétan Soucy

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