Le monde de Jorge Luis Borges

Ses œuvres remettent en question le vrai et le faux, le fond et la forme. L’impossible s’y oppose au possible, le visible à l’invisible. Bienvenue dans le grand labyrinthe de Borges, où la réalité n’est pas forcément ce que l’on croit.

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L’auteur a été directeur de cabinet adjoint de la première ministre Pauline Marois. Il a publié Dans l’intimité du pouvoir en 2016 et L’entre-deux-mondes en 2019, aux Éditions du Boréal. Il est aujourd’hui vice-président senior chez Behaviour Interactif.

C’est l’une des œuvres les plus énigmatiques du XXe siècle. De poème en poème, de nouvelle en nouvelle, d’essais en textes divers et variés, Jorge Luis Borges aura poursuivi toute sa vie un travail d’écriture par petites touches successives, à la manière des peintres pointillistes. Comme pour un tableau, c’est en prenant de la distance que l’on comprend sa production. À sa mort en 1986, Borges a laissé une œuvre foisonnante, féconde, déroutante. Son travail a été si marquant qu’il est aujourd’hui l’un des auteurs les plus cités par les écrivaines et écrivains eux-mêmes. 

Né en Argentine en 1899, la même année qu’Ernest Hemingway, Borges aura vécu un quart de siècle de plus que l’auteur du Soleil se lève aussi. Toutefois, c’est pratiquement aveugle que le créateur de Fictions et du Livre de sable — ses deux ouvrages majeurs — a traversé une bonne partie de sa vie d’adulte. En 1955, alors que la cécité — mal héréditaire dont son père avait également souffert — l’avait gagné peu à peu, Borges a été promu à la direction de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires à l’occasion de l’un de ces coups d’État militaires dont l’Argentine a le secret. Un directeur de bibliothèque aveugle ! C’était le genre d’ironie qui ne pouvait que le ravir. D’autant plus que la fascination qu’exerçaient sur lui les livres était déjà bien ancrée avant qu’il accède à ce poste, qu’il allait conserver pendant près de 20 ans. Après tout, il était l’auteur de « La Bibliothèque de Babel », métaphore de la bibliothèque-univers. On lui offrit aussi dans les mêmes années une chaire de littérature anglaise et américaine à l’Université de Buenos Aires. « La cécité progressive n’est pas une chose tragique. C’est comme un soir d’été qui tombe lentement », dit-il dans Le livre de sable

Une énigme à l’intérieur d’une énigme

« Mon récit sera fidèle à la réalité ou, du moins, au souvenir que je garde de cette réalité, ce qui revient au même », écrit Borges dans « Ulrica », une nouvelle que l’on retrouve dans Le livre de sable. Pour lui, un livre n’est qu’une forme du prolongement de la mémoire et de l’imagination. Cette idée est au cœur de son travail d’écrivain, elle fait partie intégrante de ce qu’il est et, donc, de son style d’écriture. « Le style est une chose simple, disait Virginia Woolf, c’est une question de rythme. Lorsque tu l’as trouvé, tu ne peux pas utiliser les mauvais mots. » Comme bien des choses simples, c’est probablement ce qu’il y a de plus difficile à trouver, et ce n’est qu’en soi qu’on peut le découvrir. Borges abondait dans le même sens quand il affirmait que le plus important dans un livre était « la voix de l’auteur ». 

« À plusieurs reprises, je m’étais dit qu’il n’y avait pas d’autre énigme que le temps, cette trame sans fin du passé, du présent, de l’avenir, du toujours et du jamais », écrit Borges dans « There Are More Things », un texte du recueil Le livre de sable. Nous sommes faits de mémoire, mais celle-ci est faite en grande partie d’oubli, nous rappelle-t-il. Chaque pas en avant apporte un morceau du passé. 

À propos de « La Bibliothèque de Babel », une nouvelle signée en 1941 que l’on retrouve dans Fictions, Borges avait eu cette réflexion révélatrice des thèmes qui l’animaient : « Dans ce conte, et je l’espère dans tous mes contes, il y a une partie intellectuelle et une autre partie — plus importante, je pense —, le sentiment de la solitude, de l’angoisse, de l’inutilité, du caractère mystérieux de l’univers, du temps, ce qui est plus important : de nous-mêmes, je dirai : de moi-même. » Borges est un auteur singulier, exigeant, difficile à mettre dans une case. Sa vie elle-même ressemble à un conte magique. « Dans la lumière de la première moitié de sa vie, il écrivait et lisait en silence ; dans la pénombre de la seconde, il dictait et se faisait faire la lecture », raconte, dans La bibliothèque, la nuit, Alberto Manguel, écrivain canado-argentin qui fut un temps lecteur pour Borges, avant d’assumer à son tour la direction de la Bibliothèque nationale de Buenos Aires.

Un travail sur le langage 

Borges fait avant tout un travail sur les mots, sur le langage, sur ce qui peut se cacher derrière le récit. Un questionnement sur le vrai et le faux, le fond et la forme. L’impossible s’oppose au possible, le visible à l’invisible. Ses thèmes concernent les labyrinthes, les miroirs, les puzzles, les encyclopédies et les bibliothèques, comme autant de représentations du monde. Il s’intéresse aux travaux de ses prédécesseurs tels que Dante, Cervantès et Shakespeare, mais cela ne l’empêche pas d’écrire sur des livres qui n’ont jamais été écrits ! Il a ainsi signé un grand nombre de préfaces et de textes de toutes sortes autour de livres ou d’auteurs… inventés. C’est que dans le monde de Borges, il y a plusieurs versions de nous-mêmes, on n’est jamais tout à fait soi, jamais tout à fait un autre. Le réel et notre imagination sont aussi vrais et faux l’un que l’autre. 

Lire Borges, c’est également nous interroger sur notre rapport à la lecture. Est-ce l’auteur ou le lecteur qui écrit le texte ? C’est comme si l’Argentin voulait laisser toute la place au lecteur pour qu’il s’approprie le texte et en fasse sa propre histoire. Comme si, au fond, c’était la littérature elle-même qui était contestée. Il n’y a pas d’interprétation officielle d’un texte de Borges. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises façons de le lire et de le faire sien. Pour lui, la littérature était « comme une série d’impressions sur le langage et, bien entendu, sur l’imagination ». Ses livres les plus connus sont en fait des recueils de nouvelles. Dans son autofiction Inside Story, le romancier britannique Martin Amis avait une définition très personnelle de ce genre littéraire. « Une nouvelle, c’est un texte plus court qu’un roman. Et les romans sont plus longs que les nouvelles », notait-il, moqueur. Amis voulait ainsi illustrer que des textes brefs pouvaient avoir la même puissance que des romans, sinon davantage. Et c’est là tout le génie de Borges.

Umberto Eco, Salman Rushdie et Paul Auster

Jorge Luis Borges a influencé toute une génération d’auteurs. Dans Le nom de la rose, l’écrivain italien Umberto Eco s’inspire de « La Bibliothèque de Babel » pour concevoir la bibliothèque labyrinthique de sa fameuse abbaye. Pas si surprenant qu’un sémioticien comme Eco soit fasciné par le travail de Borges sur la relation entre le lieu physique, la bibliothèque, et sa puissance utopique de concentration de tout le savoir du monde en un seul endroit à la fois ouvert et impénétrable. Dans Le nom de la rose, le directeur de la bibliothèque se nomme d’ailleurs Jorge de Burgos…

Tout comme Borges, Salman Rushdie aime présenter ses écrits comme des contes. Il y a une familiarité entre le réalisme magique de l’auteur indo-britannique et l’œuvre de Borges. On associe parfois certains textes de Borges à une forme de science-fiction, et l’on pourrait dire la même chose à propos du travail de Rushdie. Dans Joseph Anton, son livre de mémoires, ce dernier se rappelle un séjour à Buenos Aires au cours duquel il rencontra la veuve de Borges et visita la maison où avait vécu l’écrivain. Il y avait une pièce entière remplie d’encyclopédies, dans laquelle il crut même apercevoir celle contenant l’article sur le pays d’Uqbar, contrée imaginée par Borges dans son fameux conte « Tlön, Uqbar, Ortis Tertius », paru dans Fictions. Réalisme magique, disions-nous.

En fréquentant Paul Auster, on constate à quel point il est, lui aussi, redevable à l’écrivain argentin. Bien difficile de lire aujourd’hui « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » — une des nouvelles de Fictions — sans penser à Auster. « Vous venez vraisemblablement de lire Borges », lance un des personnages de 4 3 2 1, l’immense roman d’Auster publié en 2017. On y suit quatre versions possibles de la vie d’un même personnage, de l’enfance à l’âge adulte. Un homme, quatre destins : très borgésien, tout ça. Dans un livre comme Cité de verre, qui fait partie de la Trilogie new-yorkaise, Auster donne l’impression de vouloir entrer en conversation avec Borges, tant ses thèmes et la forme de son récit lui font écho. C’est Manguel qui citait Kafka : « On lit pour poser des questions. » « Kafka m’offre des incertitudes absolues qui correspondent aux miennes », affirmait l’auteur canado-argentin dans Je remballe ma bibliothèque en 2018. Il aurait pu dire la même chose à propos de son maître Borges. En préface de son œuvre dans La Pléiade, ce dernier écrit : « J’ai consacré ma vie à la littérature, et je ne suis pas sûr de la connaître. »  

Lorsque, en marge d’un Salon du livre de Montréal dont il était l’invité d’honneur, Dany Laferrière s’est fait demander par une journaliste du Journal de Montréal de nommer cinq livres dont il ne pouvait se passer, il a tout de suite parlé de Fictions, de Borges. C’est par ce livre qu’il a découvert à quel point des nouvelles pouvaient être tout aussi puissantes, sinon davantage, qu’un roman. Dans un portrait que L’Express a fait de Laferrière lors de son élection à l’Académie française, il disait que Borges était d’abord pour lui un formidable lecteur. Dans La bibliothèque, la nuit, Manguel soutient que la compétence des lecteurs ne consiste pas à rechercher de l’information. Tout réside, selon lui, « dans le talent avec lequel ils interprètent, associent et transforment leurs lectures ». « Ce qui importe, ce n’est pas de lire, mais de relire », écrit Borges dans Le livre de sable. Dans Sept nuits, un ouvrage regroupant des conférences qu’il a données au fil des ans, Borges dit que si on a lu Dante, cela nous accompagne pendant le reste de notre vie. Il y a certainement un peu de cela chez lui aussi.

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