« On ne peut pas faciliter le chemin du lecteur. » Ceux qui ont un jour trouvé difficile de lire les romans de Marie-Claire Blais peuvent se consoler: elle sait qu’elle ne leur rend pas la tâche facile. Et ne s’en excuse pas.
« Nos livres sont comme de la musique », explique la plus grande figure actuelle des lettres québécoises, dont le nom a récemment été donné à un nouveau prix Québec-France consacré à la relève. Cette musique, on n’est pas toujours prêt à l’entendre. Mais qui sait… « Peut-être que, dans mes personnages, quelqu’un, un jeune, va se reconnaître et trouver une voie différente. Ça apporte de la lumière. Une toute petite lumière peut-être. Mais c’est important. »
L’air est doux, la nature luxuriante. La voix de l’écrivaine couvre à peine le bruit des vagues qui vont et viennent en bordure de la terrasse où je la rencontre, à Key West, en Floride.
Gracieuse, magnétique derrière ses lunettes de soleil bleutées, l’auteure d’Une saison dans la vie d’Emmanuel (prix Médicis 1966) a la mi-soixantaine sereine et prolifique. Elle prépare l’adaptation au cinéma de son premier roman, La belle bête (Prix de la langue française 1961), et écrit une pièce sur le couple, Noces à midi au-dessus de l’abîme, qui devrait prendre l’affiche au théâtre L’Eskabel, dans la région de Trois-Rivières, à l’automne. Elle vient surtout de mettre le point final au troisième volet de sa trilogie, sorte de fresque baroque sur le monde actuel qui s’étend sur 10 ans et englobe plus de 100 personnages. Après Soifs (prix du Gouverneur général 1996) et Dans la foudre et la lumière (2001), Augustino et le choeur de la destruction sera en librairie au Québec le 22 mars. Ce roman, magistral, pourrait être considéré comme son plus achevé.
Tout se passe en une nuit, sur une île du golfe du Mexique. « L’idée de ce lieu très beau est comme le symbole d’un paradis terrestre, d’une terre, notre terre, qu’on détruit. La terre est un lieu béni, et pourtant elle est menacée. » Autour d’une octogénaire qui fête son anniversaire gravite toute une galerie: écrivain, sénateur, militante, peintre… Des gens bien. Qui rêvent d’un monde meilleur et travaillent à le construire. Cela n’empêche pas le pire d’exister: enfants criminels, pédophiles, gangs de rue, terroristes fous de Dieu. Défilent aussi des prostitués travestis qu’on humilie, des morphinomanes en manque, des réfugiés qui ont connu l’enfer de la guerre. Pour Marie-Claire Blais, ce sont là « les battements de vie douloureux ou heureux de notre civilisation ».
Ce troisième tome nous plonge dans un monde très violent… C’est votre vision du monde actuel?
– Le point de départ que je m’étais fixé était de montrer comment nous sommes aujourd’hui, ce que nous traversons, tout en étant assez liés au passé, c’est-à-dire au risque que les mêmes fautes reviennent. Le monde dans lequel nous vivons en ce moment, on ne peut pas dire qu’il est très réjouissant! Il est comme ça, c’est terrible. Mais mon livre n’est pas dans ce réalisme-là, il ne tourne pas autour de cette noirceur-là.
Il tourne autour des personnages.
– Oui. Des personnages plongés dans la noirceur, mais qui refusent de nager dans ces eaux noires et tentent de remonter à la surface, de trouver la lumière. C’est le cas des plus désespérés, des réfugiés par exemple, qui n’ont plus rien. Quelqu’un leur dit: « Venez, on a une maison pour vous. » Il y a toujours quelque chose de lumineux dans le livre, du commencement à la fin, et cela est très, très important.
Il se dégage pourtant de votre trilogie l’impression que chacun vit dans un monde qui lui est hostile.
– Est-ce que ça n’a pas toujours été comme ça? Il y a toujours eu beaucoup d’injustices, de guerres. On est exaspérés parce qu’on le voit à la télé, on en est témoins, nos nerfs sont à bout. Mais on peut s’opposer au choeur de la destruction qui nous entoure. Et les personnages de ma trilogie, peu importe leurs erreurs, luttent pour une meilleure humanité. Même des personnages très négatifs peuvent changer. Je trouve important qu’on entende la voix du petit Carlos, qui est toujours pris dans des histoires de gangs, qui se bataille, vole, tire sur son ami et se retrouve en prison. Je trouve important qu’on entende aussi la voix du jeune musulman Lazaro, qui est très négatif, imprégné d’idées terribles, de vengeance, de terrorisme. Il faut qu’on entende la voix de ceux qui ne parlent pas, qui sont écrasés ou dominés.
On entend également des voix plus raisonnables. Mes personnages viennent de tous les milieux, de toutes les classes sociales, chacun a ses valeurs. Mais ils sont tous ramenés au même niveau. Je vois l’humanité comme étant totale, complète. Elle devient compacte dans la fréquentation, le côtoiement et la puissance de vivre de chacun.
Que faut-il penser de cette femme riche qui accueille un terroriste en puissance, Lazaro, même s’il constitue une menace pour sa famille? Est-ce de l’inconscience de sa part?
– Non, c’est la possibilité d’un dialogue. Dans sa sérénité, cette femme se dit: on peut toujours parler aux gens, quelle que soit leur religion. Je pense que c’est vrai. On peut vouloir croire qu’il y a un dialogue possible avant d’utiliser des moyens violents, ou le mépris, ou la dérision.
Il y a aussi des artistes, des écrivains dans votre trilogie. Ils se demandent si une oeuvre doit apporter de la lumière ou traduire le monde. Quel doit être leur rôle?
– À l’époque où nous vivons, on ne peut pas ne pas traduire le monde. Ce n’est pas possible; ce serait de l’inconscience. Il faut le traduire, d’une manière ou d’une autre, même en parlant de la beauté. Il y a, en ce moment, tous ces gens qui écrivent des livres historiques. C’est bien, mais ce n’est pas ce que nous vivons. Les historiens font leur travail, mais nous, écrivains, notre travail est différent. On ne peut pas ne pas être pénétrés par ce qu’on voit autour de nous.
Croyez-vous vraiment que l’écrivain ait un pouvoir contre la violence ambiante?
– On espère que les livres ont un certain pouvoir. La durée d’un livre, c’est très long. On ne peut pas prévoir. On espère que ça suivra sa route.
On a comparé votre oeuvre, surtout les deux premiers livres de votre trilogie, à celle de Proust, Joyce, Kafka, Tchekhov, Virginia Woolf, Faulkner… Vous sentez une parenté avec eux?
– Cette comparaison est très encourageante et très stimulante. Ça nous encourage quand on est dans les ténèbres. Et je pense, oui, qu’on a tous une parenté et que c’est ce qui est formidable dans ce métier: sentir qu’on est liés à chacun de ces écrivains, qu’ils nous ont formés. Pour moi, ils ont toujours été là, pas seulement le temps que j’écrive ma trilogie, mais comme de grands esprits.
Leurs livres n’étaient pas d’emblée accessibles aux lecteurs de leur temps. Diriez-vous la même chose des vôtres?
– Quand ces écrivains ont fait leurs livres, quand ils les ont publiés, on ne les comprenait pas. Il ne faut pas s’attendre à être compris trop vite. Il faut être patient. Ce qui est une maîtrise de l’écriture exige du lecteur une attention exceptionnelle.
Une fois, j’étais avec des amis à Québec, ma ville natale, et nous avons surpris la conversation d’un homme et d’une femme qui disaient: « C’est affreux ce qu’elle écrit, on ne comprend rien… » Il s’agissait du Sourd dans la ville [1979]. Sur le coup, on veut se lever, on ressent de la colère, on se dit: « C’est ma ville. Ce sont les miens qui me rejettent. » J’étais tellement peinée, j’ai pensé: « Moi, je sais combien j’ai travaillé pour écrire ce livre, qui a d’ailleurs reçu des critiques exceptionnelles à l’étranger. » Quelqu’un qui n’est pas appliqué à lire en profondeur nous juge comme ça, très superficiellement: « Voilà, c’est ennuyeux! C’est tellement long, avec toutes ces longues phrases. » [Rire] Mais la véritable écriture n’est pas là pour amuser! L’écrivain est toujours pris avec le même problème: un désir de perfection. Même si la course à la médiocrité domine.
Vous sentez-vous soulagée d’avoir fini cette trilogie?
– Pas vraiment. L’écriture en a été très longue, difficile. C’est une étude nord-américaine, quand même, cette trilogie. Ça remonte à mon expérience aux États-Unis dans les années 1960, quand je suis allée à Cambridge. Toutes ces luttes pour les droits des Noirs, les droits de la personne, l’égalité, j’ai pu les voir très jeune et m’en souvenir, puis les ramener dans un livre qui se passe aujourd’hui sur une terre américaine. Ça fait longtemps que c’est en gestation. Et puis, je reste hantée par tous ces personnages. Certains vont d’ailleurs revenir dans d’autres livres.