Le Montréal de Paul

Né à la fois de l’imaginaire et des propres souvenirs du Montréalais Michel Rabagliati, Paul ravit les amateurs de bande dessinée. Ses petites histoires du quotidien, drôles et touchantes (Paul en appartement, Paul à la pêche, etc.), sont couvertes de prix ; Paul à Québec, le plus récent recueil, sera même adapté au grand écran ! Le «Tintin québécois» présente ici, par la plume même de son créateur, les endroits de Montréal qui l’ont le plus marqué — versions BD et photo.

LE ROI DU SMOKED MEAT

(6705, rue Saint-Hubert)
Dans Paul à la campagne (1999)

 « L’époque que je dépeins dans l’album est celle de l’âge d’or de la rue Saint-Hubert. C’est là et nulle part ailleurs qu’il fallait aller magasiner si on habitait Montréal, dans le nord. Ma mère m’emmenait m’habiller chez Sauvé et Frères pour la rentrée scolaire, chez le dentiste, chez le coiffeur, et au Roi du Smoked Meat pour terminer notre journée d’emplettes. Le « spécial » y est encore servi aujourd’hui : smoked meat, frites et cornichon. La popularité des Galeries d’Anjou et de la Place Versailles a certainement contribué au déclin de cet endroit dans les années 1980. »

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20e AVENUE, QUARTIER ROSEMONT

Dans Paul à la campagne (1999)

« J’aime beaucoup cette case, car elle synthétise presque tous mes souvenirs d’enfance. J’ai vécu dans ce quadrilatère pendant toute mon enfance, jusqu’à l’âge de 16 ans. Six immeubles d’appartements, disposés entre les rues Bélanger et Bélair, et entre la 20e et la 21e Avenue, à Rosemont, laissant une immense aire de jeux centrale, sécuritaire pour les enfants. Cachette, « tag » sous-marine, couraille et baisers volés. C’était une disposition architecturale bien pensée pour attirer de jeunes familles. Aujourd’hui, tout a malheureusement été clôturé. »

 

QUARTIER SAINT-LÉONARD

(rues Blomidon, Lavoisier et D’Allet)
Dans Paul a un travail d’été (2002)

« À l’époque où je suis arrivé à Saint-Léonard, j’avais 16 ans et je détestais ce quartier. J’avais passé toute mon enfance à Rosemont et j’y avais tous mes amis. Déménager de Rosemont m’avait brisé le cœur ! En fait, ma mère a voulu s’éloigner de sa belle-mère (qui habitait l’appartement qui jouxtait le nôtre). Elle a choisi Saint-Léonard, où l’on trouvait des appartements neufs et éclairés. J’en fais une critique assez sévère dans mes cases, mais il faut se mettre dans la peau d’un ado frustré qui n’a rien à faire d’un appartement bien éclairé avec une entrée laveuse-sécheuse ! »


POLYVALENTE ANTOINE-DE-SAINT-EXUPÉRY

(5150, boul. Robert)
Dans Paul a un travail d’été (2002)

 « École secondaire assez étonnante et innovatrice. Dans les années 1970, elle proposait un système d’heures d’enseignement par modules, comme dans les cégeps. On pouvait donc avoir un cours de mathématiques le matin et n’avoir plus rien à faire de la journée ! Nous devions être « responsables » et étudier au centre de ressources ou à la bibliothèque, mais en fait, on se faisait bronzer sur l’herbe autour de l’école toute la journée. Inutile de dire que le système n’est plus en vigueur aujourd’hui ! C’est là que j’ai rencontré les sympathiques jeunes gens avec qui je travaillerai l’été suivant au camp, un groupuscule scout qui s’appelait « Les compagnons de Saint-Léonard ». »

 

PLATEAU-MONT-ROYAL

(rue Saint-Denis)
Dans Paul en appartement (2004)

 « Paul en appartement est certainement le plus montréalais de mes livres. La ville de Montréal est presque un personnage secondaire dans cette histoire. Je voulais illustrer la découverte de la ville par deux jeunes étudiants un peu naïfs qui débarquent dans la « grosse ville » et qui profitent au maximum de cette occasion d’avoir un appartement sur le Plateau, au début des années 1980, époque où c’était encore abordable. La case représente fidèlement les coins des rues Saint-Denis, Gilford et Villeneuve. Un endroit assez unique à Montréal, où il y a cinq coins de rues. Notre appartement avait été occupé par une famille de boulangers bretons (La pâtisserie bretonne) pendant des décennies avant notre arrivée. Paul et Lucie y habiteront 16 ans ; ma conjointe et moi, 11. »

 

PAVILLON LOUVAIN

(9600, rue Saint-Denis)
Dans Paul en appartement (2004)

« Ce centre pour personnes âgées est un endroit très sensible pour moi. Dans les cases de cette séquence, où Paul et Lucie rendent visite à Janette, la grand-tante de Paul, j’ai voulu rendre hommage à cette femme qui m’a tant appris et tant donné. On le sent bien : je l’adorais, et elle aussi m’aimait beaucoup. C’est probablement elle qui m’a donné le goût de la BD et des arts graphiques. Indirectement, en la regardant travailler à ses pièces d’artisanat, j’ai vu qu’il était possible de gagner sa vie en bricolant avec ses mains et d’en être fier. Aujourd’hui, par le plus pur des hasards, j’habite à quelques pas du Pavillon Louvain, où elle est décédée en 1983. »

 

DÉPANNEUR J. RENÉ

(rue Villeneuve, coin de Grand-Pré)
Dans Paul en appartement (2004)

« Ce dépanneur fut notre fournisseur de lait et de bière des années durant. J’en ai changé le nom dans mon livre, je ne me souviens plus très bien pourquoi, mais c’est le dépanneur Jean-René. Ne cherchez pas Jean-René à l’intérieur, le dépanneur est tenu par de sympathiques Vietnamiens depuis presque 30 ans, et rien n’a bougé depuis. Bien qu’un peu bordélique, il y a quelque chose de chouette dans ce dépanneur en hiver : vous vous tenez devant le comptoir et une grille de chauffage vous envoie de la chaleur directement sous votre manteau. C’est assez agréable. »

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MONUMENTS L. BERSON & FILS

(3884, boul. Saint-Laurent, coin Bagg)
Dans Paul en appartement (2004)

 « Voilà exactement le genre de décor que j’aime dessiner. Une toile de fond qui n’apporte rien à l’histoire proprement dite, mais qui parle de nous et illustre les coins « spéciaux » de notre ville. Tant qu’à faire déambuler des personnages dans la rue, pourquoi ne pas les faire passer devant des endroits historiques ou poétiques ? Monuments L. Berson était là bien avant que le boulevard Saint-Laurent devienne branché, à l’époque où il était une vraie rue marchande de quartier. Cet atelier de pierres tombales est certainement un des derniers commerces de la Main des années 1920 encore ouvert. »

 

CINÉMA PARALLÈLE (aujourd’hui eXcentris)

(3536, boul. Saint-Laurent)
Dans Paul en appartement (2004)

 « Ici également, il est question de diriger mes personnages vers un endroit significatif. Je voulais faire comprendre aux lecteurs le sentiment d’ébahissement et de nouveauté que pouvaient ressentir Paul et Lucie – deux jeunes étudiants qui n’ont pas encore vu grand-chose de leur nouvelle ville – en pénétrant dans ce lieu mythique. De plus, pour appuyer sur cette idée, je leur fais voir du cinéma d’auteur pour la première fois de leur vie, avec India song, de Marguerite Duras. Il se dégage de ces séquences un amusant cocktail de découverte et de malaise provoqué par l’inconnu et la nouveauté. »

 

MAGASIN OMER DESERRES

(334, rue Sainte-Catherine Est)
Dans Paul en appartement (2004)

« Commerce montréalais mythique s’il en est un. Pour moi, Omer DeSerres existe depuis toujours. Et c’est un peu vrai : cette entreprise familiale francophone est là depuis 1908 ! J’y ai acheté ma première plume et ma première bouteille d’encre à l’âge de 10 ans et j’y ai trouvé le matériel nécessaire pour me lancer dans la bande dessinée et devenir Franquin, rien de moins ! Malheureusement, même avec de bons matériaux, je me suis rapidement heurté à toutes les difficultés inhérentes à ce sport extrême… Ce qui fait que mes plumes ont séché dans un tiroir pendant 25 ans. Mais Omer DeSerres allait tout de même me garder comme bon client, car devenu graphiste, j’y allais presque tous les jours pour acheter des produits Pantone et Letraset. Aujourd’hui, ironie de la chose, j’y retourne de nouveau pour des plumes et de l’encre ! « Accroche-toi à ton rêve », chantait l’Electric Light Orchestra ! »

 

RESTAURANT EATON

(rue Sainte-Catherine Ouest)
Dans Paul dans le métro (2005)

« Pour moi, le restaurant du neuvième étage chez Eaton – aujourd’hui fermé au public – était le nec plus ultra du luxe urbain. Vous n’aviez qu’à franchir sa porte et vous étiez immédiatement transporté dans un grand film hollywoodien des années 1930 ! Plafond très haut, couleurs apaisantes et raffinées, mobilier laqué noir et vraies serviettes de table en tissu. Bien sûr, quand j’y allais avec mes amis, nous n’avions aucune espèce d’idée de ce qu’était le style Art déco, mais cette ambiance de salle à manger de transatlantique nous ravissait. Ce qui est étonnant, c’est que la nourriture n’était pas chère du tout et qu’on y laissait flâner des morveux dans notre genre pendant des heures sans jamais nous presser de sortir. »


Photo tirée du livre Northern Deco : Art Deco Architecture in Montreal
Par Sandra Cohen-Rose

 

LE MINIRAIL DE L’EXPO 67

(Île Sainte-Hélène)
Dans Paul dans le métro (2005)

« Lorsque j’eus l’âge de me déplacer seul en ville avec mes amis, l’Expo 67 était déjà terminée depuis un moment, mais il subsistait Terre des Hommes, version réduite de l’Expo où on pouvait se promener gratuitement sans se faire embêter et, même, faire des tours de minirail gratuits (il n’y avait presque plus de personnel sur les lieux). Pour de jeunes Montréalais désœuvrés comme mon ami Alain et moi, Terre des Hommes, les tunnels et les escaliers roulants du métro, le mont Royal de même que les grands magasins constituaient nos principaux terrains de jeux. Lorsqu’on nous mettait à la porte de chez Eaton, il n’y avait qu’à aller chez Simpsons ! » [NDLR : La version BD du minirail ci-dessus représente la ligne bleue Monorail, qui n’existe plus ; ne reste aujourd’hui que la ligne jaune Minirail, illustrée par la photo.]

 

RUE LOUIS-HÉBERT, PARC MOLSON

(Quartier Rosemont)
Dans Paul à la pêche (2006)

« J’ai dessiné cette maison simplement parce qu’elle me fait rêver depuis des années. C’est un modèle rare à Rosemont, où le quartier est presque entièrement tapissé de duplex et de triplex. Voilà enfin une jolie maison à deux étages en brique, assez grande pour une famille (et un atelier de bédéiste), superbement située, en face du très beau parc Molson et à deux enjambées d’un des meilleurs cinémas en ville. Ce n’est malheureusement pas la vraie maison de mon ami Peter, tel que je le prétends dans mon livre. Eh oui ! Je mens comme un arracheur de dents, ha ! ha ! »


CINÉMA DAUPHIN (aujourd’hui Cinéma Beaubien)

(2396, rue Beaubien Est)
Dans Paul à la pêche (2006)

« Les cinémas Château, Rivoli, Jean-Talon, Laurier, Berri, Élysée, Mont-Royal, Crémazie, etc. – voilà tous des cinémas de quartier qui sont disparus presque en même temps, avec l’arrivée des grandes salles commerciales, dans les années 1980. Peuple de Montréal, je te supplie de continuer à fréquenter le Beaubien en grand nombre, le dernier vrai cinéma de quartier qui offre une programmation équilibrée et intelligente pour tous, et du pop-corn à un prix sensé. C’était ma « montée de lait » publicitaire pour une institution qui le mérite bien ! »

 

DAIRY QUEEN

(angle Christophe-Colomb et Bellechasse)
Dans Paul à la pêche (2006)

« J’ai illustré ce comptoir Dairy Queen en particulier parce qu’il a gardé sa belle enseigne au néon, un peu de guingois et défraîchie, mais ce n’est pas celui de mon enfance, démoli depuis longtemps, qui était situé au coin de la rue Jean-Talon et de la 18e Avenue. Comme je suis amateur d’enseignes anciennes, je ne me suis pas privé pour la photographier et la rendre dans ses moindres détails. C’est un bonheur pour moi de dessiner ça et de le partager avec les lecteurs. Quand j’étais enfant et que j’avais obtenu de bonnes notes scolaires dans mon bulletin, mes parents m’y emmenaient et me permettaient de choisir « ce que je voulais », peu importe le prix ! Normalement, j’aurais dû prendre le Banana Split, qui était l’article le plus cher, mais comme je n’aimais pas les bananes, je commandais un truc ultra-cochon qui s’appelait le « Hot Fudge Brownie Delight », à deux dollars. Sucré à vous en déchausser les dents ! »

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Vous en souvenez-vous ?

En mars 2006, L’actualité avait été le premier magazine à mettre Paul en couverture. Et pas avec n’importe qui: en face-à-face avec un certain Stephen Harper, qui vient alors de commencer son mandat comme premier ministre du Canada…