Les lauréats se livrent

Les gagnants des Prix littéraires du Gouverneur général 2022 présentent leur œuvre primée.

montage : L’actualité
Photo : Justine Latour
Romans et nouvelles

Alain Farah
Mille secrets mille dangers
Le Quartanier

Comment s’est déroulée la création de ce roman ?

J’ai fait mes premiers livres pour ma mère, pour entendre sa voix, pour retrouver la joie de vivre, la peur viscérale de mourir qui s’expriment quand elle parle. Mon père m’avait dit : « Alain, attends ma retraite pour mon livre. » J’ai respecté son souhait. Fin 2014, j’ai entamé Mille secrets mille dangers, convaincu qu’il s’écrirait vite. Je revisiterais son histoire, de son enfance en Égypte à son immigration au Québec. Mais je me suis égaré en cours de route. Impossible de revenir sur la vie du père sans être emmené ailleurs, là où je ne pourrais plus me cacher, là où je serais obligé de raconter des angoisses, une colère tue, de la tristesse refoulée. 

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?

Que même si le nom du malheur se prononce d’abord en silence, l’écrivain ne doit pas se taire, en dépit de tout ce qui conspire, à l’intérieur de lui comme dans la société qu’il habite, à l’empêcher de trouver ce que la littérature l’amène à dire. 

EXTRAIT

J’écris Constance, j’écris Baddredine. Mais si j’écris, je le dois à monsieur Cho. Monsieur Cho, mon professeur de français. Je l’aimais et je l’admirais. Sa clairvoyance était grande. Monsieur Cho savait des choses sur le savoir, des choses sur le monde. Il était professeur de latin, de lettres classiques, il nous racontait les guerres puniques, César, le Rubicon, parlait des dieux grecs et des héros comme de sa propre famille. Un jour, pince-sans-rire, il avait noté, dans la marge de mon test de lecture, qui portait sur la poésie française du dix-neuvième siècle : « La littérature peut déplacer bien Desmontagnes… » Monsieur Cho est celui par qui j’ai découvert la culture.

Photo : d.r.
Poésie

Maya Cousineau Mollen
Enfants du lichen
Éditions Hannenorak

Comment s’est déroulée la création de ce livre ?

L’écriture de mon recueil fut lente et suivait l’actualité dans le monde des Premières Nations. J’étais à l’écoute de mes émotions et de ce qu’elles m’inspiraient. Je libérais aussi mes douleurs et cette colère. Mon iPhone était mon calepin de l’écrivain.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ? 

Je souhaite que l’on retienne cette histoire partagée et que l’on garde cette curiosité que je suscite, que les Premières Nations suscitent. J’apporte ma contribution comme ambassadrice, car je crois ce travail nécessaire afin que mes neveux et nièces évoluent dans un monde différent du mien.

EXTRAIT

Le suicide de Sedna

Sans doute es-tu parmi les étoiles
Gotha de la cosmogonie
Qui guide son peuple

Tu as pris un chemin sans détour
Décision brutale et sans appel

Gutturale, ta voix résonnait
Renforçant une langue millénaire
Nation de neige, cristaux éphémères

Peuplade régnant sur les eaux froides
Chevauchant les ours polaires

Prise dans les filets des noirceurs
Des vilenies envieuses

Avais-tu toi aussi cette fragilité
Pouvant nous être mortelle

À trop ouvrir son cœur
À ceux qui n’en ont plus

Photo : Julie Artacho
Théâtre

David Paquet
Le poids des fourmis
Leméac Éditeur

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre pièce ?

Avec Le poids des fourmis, sur fond de futur en dérive, je propose une série de collisions entre l’optimisme naïf, mais salvateur, et la désillusion lucide, mais énergivore. Ces deux attitudes — et leurs nombreuses déclinaisons — s’entrechoquent tout au long de la pièce, à l’image d’autos tamponneuses dans l’arène de nos angoisses collectives. Idéalement, on en sort secoué, diverti et légèrement décoiffé.

Parallèlement à ces enjeux (ou, précisément, à cause d’eux), j’ai cherché à écrire une pièce pleine d’humour et de théâtralité. Une comédie satirique, donc : grossir pour mieux voir. Surtout, j’ai cherché à pointer l’ombre sans contribuer au cynisme. Si j’écris, c’est que je crois à la parole. Si je fais du théâtre, c’est que je crois à la rencontre. L’art peut vivifier ; de ça je ne doute pas.

EXTRAIT

OLIVIER. Je viens de rêver que je recevais la Terre morte en cadeau.

LA MÈRE D’OLIVIER. Un rêve ! Qu’est-ce que tu penses que ça veut dire ?

OLIVIER. Me semble que le message est clair…

LA MÈRE D’OLIVIER. Je reviens avec mon dictionnaire des rêves. Donc… Recevoir une claque… Recevoir un courriel… Recevoir un cadeau… Recevoir la Terre en cadeau… Recevoir la Terre morte en cadeau… (Elle lit et s’arrête rapidement.) Oh… C’est pas bon signe.

OLIVIER. Tu m’étonnes… Qu’est-ce que ça dit ?

LA MÈRE D’OLIVIER. Ça dit : « Vous êtes dans marde. Tous et toutes dans marde. L’humanité au complet, dans marde. » Laisse faire ça, c’est juste un livre… Si t’arrêtais d’écouter des documentaires, aussi ? Je l’ai vu ton historique. Je le sais ce que tu googles : Réchauffement climatique. Surpopulation. Images de familles migrantes qui coulent au fond de la mer. Tu pourrais pas être comme le reste des jeunes de quatorze ans pis écouter des mangas pis de la porno ? Me semble que tu ferais des plus beaux rêves…

Photo : François Couture
ESSAIS

Sylveline Bourion
La Voie romaine
Les Éditions du Boréal

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?

La Voie romaine est un récit de résilience, celui d’une petite fille, que j’ai été, que je suis toujours, qui va trouver la langue pour survivre, pour émerger du chaos qui l’a vue naître. Peut-être y a-t-il un message d’espoir, en tout cas de lumière, dans ce texte : je l’ai écrit pour déposer ma honte d’avoir été ce que j’ai été, et peut-être pour trouver dans cette honte une fierté.

EXTRAIT

J’allais vers mon lit, amarré là comme plus tard il le serait ailleurs ; et dans cette barque aux attaches incertaines, aux rivages imprévus, souvent tristes, je devais grimper et rester jusqu’à ce que le jour m’en libérât. Mais j’avais pris soin de cacher, sous le traversin, l’exemplaire unique de toute ma langue, le Larousse que Pierre m’avait un jour remis à la sauvette, après l’avoir volé dans la bibliothèque du château. Commençait alors le vrai royaume de ma langue, celui dont nul ne pouvait dérober quoi que ce fût, car il se dérobait lui-même aux yeux des vivants. Je n’avais pied nulle part, et la navigation était approximative. Mais toute ma langue était autour de moi, vieille garde qui ne se rendrait pas. Je la prenais dans mes bras, bien qu’il me semblât que c’était elle plutôt qui me veillait, toujours là, en moi et au-dehors. Je tirais les couvertures, scellant au sec ce que je tenais de plus précieux contre les mauvaises bordées du monde. 

Photo : Chantale Lecours
Littérature jeunesse – texte

Julie Champagne
Cancer ascendant Autruche
La courte échelle

Comment s’est déroulée la création de Cancer ascendant Autruche ?

Un lent marathon ! J’ai mis 10 ans à trouver le bon ton, les bons mots. C’est un projet très intime, près de moi et de ma famille. Il fallait le laisser mûrir, sans rien bousculer. J’ai créé mes personnages, puis je les ai laissés dormir dans un tiroir de mon inconscient. J’avais besoin de recul avant de me réapproprier cette étincelle de départ et d’en faire une œuvre de fiction.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?

Je souhaitais émouvoir et faire rire, mais sans succomber à la tentation d’une fin miracle. Dans la vie, ce ne sont pas toutes les familles qui ont la chance d’être sauvées par un tout-est bien-qui-finit-bien. Ces ados, on leur dit quoi ? Comment les réconforte-t-on ? Je leur devais ce récit doux et lumineux, malgré le sujet difficile.

EXTRAIT

L’univers a explosé le 14 mai à 16 heures, 34 minutes et 42 secondes.

Ne fouillez pas dans vos souvenirs. La nouvelle n’a pas fait les manchettes. Elle ne s’est même pas glissée dans vos réseaux sociaux, entre un quiz bidon et une vidéo de chat. C’était une catastrophe sans météorite, sans tsunami, sans zombie qui envisage de vous dévorer les entrailles. Vous n’avez probablement pas ressenti la moindre onde de choc depuis votre salon.

Je pourrais toutefois vous jurer que pendant une nanoseconde, c’est tout un univers qui a éclaté. Celui de Sam Tyler-Dufort, quatorze ans, adolescente sans histoire. Le mien.

Photo : Lian Leng / Julia Marois
Littérature jeunesse – livres illustrés

Nadine Robert (texte) et Qin Leng (illustrations)
Trèfle
Comme des géants

Comment s’est déroulée la création de Trèfle ?

Q.L. : Ce projet m’est arrivé en pleine pandémie, alors que nous étions tous isolés et remplis d’incertitude et de questionnements. Trèfle est devenu ma petite bouée, un monde où je pouvais me transporter avec plaisir et sécurité. Une belle excuse aussi pour faire de multiples randonnées dans les bois, à la recherche de références.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ? 

N.R. : Les décisions à prendre au quotidien ne sont pas toutes morales ou très importantes, mais elles demeurent, d’une façon ou d’une autre, individuelles et subjectives. Je crois sincèrement que le mieux, c’est de s’écouter soi-même, de respecter ses valeurs et son éthique personnelle quand vient le temps de prendre une décision. C’est le message que j’ai voulu partager avec les enfants.

Q.L. : J’aimerais qu’à travers ce livre, les lecteurs regagnent une connexion avec la nature. Vivant moi-même en ville, le calme et l’air frais qu’offre un espace vert me manquent souvent. Tout va trop vite dans notre vie urbaine, il est important de se ressourcer, de ralentir surtout pour se retrouver.

Photo : Hélène Bouffard
Traduction

Mélissa Verreault
Partie de chasse au petit gibier entre lâches au club de tir du coin
Éditions Québec Amérique

Comment s’est déroulée la traduction de ce livre ?

Ce fut une aventure riche en sensations fortes ! Le livre est à l’image de son titre : complexe, foisonnant, sans concession, trois qualités qui ne sont pas toujours évidentes à transposer. La langue de Megan Gail Coles regorge de références parfois difficiles à déceler et d’expressions inusitées. L’autrice étant originaire de Terre-Neuve, son anglais est teinté d’une couleur singulière. J’ai donc dû faire énormément de recherches pour être certaine de ne négliger aucun pan de cet univers unique.

Quel message en avez-vous retenu ?

Ce livre nous expose à des vérités que nous ne voulons pas toujours voir : les multiples formes de la violence faite aux femmes, la manière dont on traite les Autochtones, etc. Ce que j’en retiens, c’est l’importance de dénoncer tout ça, de lutter pour que les comportements abusifs cessent, de réclamer qu’enfin le respect l’emporte sur l’indifférence.

EXTRAIT

On pourrait fumer des cigarettes ensemble dans la neige.

Elle aurait dû dire non. Elle avait bu une bouteille de rouge l’estomac à moitié vide et elle aurait dû dire non. Ce soir-là et tous les soirs qui ont suivi. Hier soir y compris. Mais Iris ne voulait pas passer pour une fille timide ou chiante ou stupide. Et il était si grand. Beau. Intelligent. Elle avait été, comment on dit… pleine d’espoir.

Mais cet espoir est sur son déclin à présent.