C’était un écrivain sensible et un journaliste remarquable. Ryszard Kapuscinski, décédé d’un cancer il y a quelques mois, nous a laissé des livres inoubliables, dont Ébène, sur ses séjours en Afrique, Le négus, portrait des derniers jours de l’empereur d’Éthiopie, Le shah ou La démesure du pouvoir, description des fastes du roi de Perse, La guerre du foot, située en Amérique latine. Kapuscinski maîtrisait l’art de l’anecdote et du détail significatif, savait se moquer de lui-même, était authentique, sympathique et polonais.
Né en 1932, le jeune Kapuscinski a connu l’occupation allemande, la faim et la peur. Quand il s’est retrouvé à l’Université de Varsovie, après la guerre, ce fut sous une dictature communiste d’inspiration stalinienne, qui censurait même les livres anciens. «La littérature représentait tout: on y puisait des forces pour vivre, on y cherchait des indications, des révélations.»
Devenu journaliste, Kapuscinski a été préposé aux plaintes des citoyens, qu’il rencontrait et dont il rapportait les déboires. Il n’avait jamais quitté la Pologne et rêvait d’aller voir un jour outre-frontières. Il fut servi: son journal l’a soudain expédié d’abord en Inde, pour rendre compte de l’amitié entre la Pologne et ce pays, qui l’éblouit par sa richesse spirituelle, puis en Chine, où, perdu et isolé, il s’est senti handicapé, condamné au langage des signes quand «la langue est plus qu’une carte d’identité, c’est un visage, une âme».
Par chance, le jeune reporter était parti en voyage avec un ouvrage reçu en cadeau, les Histoires d’Hérodote, neuf livres rédigés par un Grec, né en 485 avant l’ère chrétienne, qui cherchait lui aussi à comprendre le monde de son époque. Ce cadeau devint le livre de chevet du jeune journaliste, que l’Agence de presse polonaise, désargentée, expédia cette fois en Afrique dès son retour à Varsovie. C’est aussi la colonne vertébrale de son dernier livre: Kapuscinski voyageait dans le temps avec Hérodote, et dans l’espace contemporain pour notre plus grand plaisir.
Mes voyages avec Hérodote entremêle les souvenirs d’un agencier modeste, qui vécut 40 ans en Afrique et assista à 27 révolutions ou coups d’État, et les mémoires d’un étrange historien à la recherche du sens de la condition humaine. Sans établir de parallèle avec les descriptions que faisait Hérodote de la couleur noire du sperme des Indiens, de l’origine égyptienne des dieux grecs ou des mœurs des Massagètes, qui avaient pour coutume de faire cuire les vieillards et de s’en régaler, Kapuscinski nous cite les textes de son maître ès voyages, qui a, affirme-t-il, le premier vécu la mondialisation et le choc des civilisations. C’était il y a 2 500 ans. «Hérodote m’a passionné d’emblée. Sa manière de voir et de décrire les hommes et le monde montre clairement qu’il était un être compréhensif et bienveillant, serein et chaleureux, bon et sans manières.» On pourrait en dire autant de Ryszard Kapuscinski de Varsovie, qui, chaque fois qu’il se retrouvait seul dans la nuit africaine, plongeait dans l’un des récits de l’écrivain d’Halicarnasse.
Kapuscinski souffrait d’une pathologie particulière, le besoin de partir, en nomade, pour s’instruire des hommes et de leurs coutumes. «C’est une passion assez rare», dit-il, ajoutant qu’il était rentré en Pologne de son premier séjour en Inde «honteux de [s]on ignorance, de [s]on manque de culture et de savoir». Si le livre d’Hérodote est le premier grand reportage dans la littérature mondiale, ceux du journaliste polonais sont de même inspiration.
D’ailleurs, se demandent-ils tous deux, comment rendre compte, avec seulement des mots, de ces étranges événements qui ont lieu à des milliers de kilomètres de chez soi? Comment dire vrai et raconter à ses concitoyens la douleur, la poussière, la beauté d’un regard, la folie meurtrière qui vient aux militaires enivrés? Kapuscinski dénonce les journalistes qui, descendant d’avion, s’installent dans le meilleur hôtel et trois jours plus tard font parvenir à leur chaîne de télévision une description définitive des faits. Le Polonais travaille différemment, patiemment. Il se promène avec deux carnets, l’un pour les rumeurs et les nouvelles qu’il fera parvenir à l’agence, l’autre dans lequel il consigne des notes et des faits vécus dont il tirera les merveilleux livres qui lui ont valu, à sa grande surprise, à 40 ans, la célébrité dans plus de 30 langues.
Il y a plusieurs façons de voyager et de rapporter des découvertes. Un scientifique comme Jared Diamond, préoccupé d’écologie, a parcouru une partie de la planète pour tenter d’expliquer «comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie». Ce biologiste californien s’était d’abord intéressé à la Nouvelle-Zélande, mais ses recherches l’ont amené dans les îles du Pacifique, en Amérique du Nord et du Sud, puis en Australie. Il a rassemblé ses études dans Effondrement, un énorme volume dans lequel il veut faire la preuve que des quatre facteurs de développement en jeu, les dommages environnementaux, les changements climatiques, les voisins hostiles et les partenaires commerciaux amicaux, seuls les problèmes environnementaux sont toujours significatifs.
D’Effondrement, on retiendra surtout le chapitre intitulé «Le crépuscule sur l’île de Pâques», qui décrit l’un des drames humains les plus mystérieux, tout en se demandant avec l’auteur «ce que se dirent les habitants de l’île de Pâques au moment même où ils abattirent le dernier arbre de leur île». Et surtout, il faut réfléchir à l’extraordinaire comparaison que fait Jared Diamond dans «Une île, deux peuples, deux histoires: la République dominicaine et Haïti», où l’on comprend que des dictateurs éclairés peuvent sauver un peuple, alors que la culture traditionnelle et l’ignorance peuvent mener à la ruine. Si Diamond a raison, ce n’est pas d’abord aux économistes et aux industriels qu’il faut confier la tâche de sauver in extremis la moitié sud d’Hispaniola, mais aux écologistes compétents. Effondrement, avec sa méthode scientifique et comparative, ressemble à une bible des Amis de la Terre.
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Mes voyages avec Hérodote, par Ryszard Kapuscinski, récit, Plon, 283 p., 36,95$.
Effondrement, par Jared Diamond, essais, Gallimard, 647 p., 49,95$.