L’homme qui fait revivre les Stradivarius

Le luthier John Becker répare et restaure les instruments les plus célèbres du monde. De grands violonistes, dont Joshua Bell et James Ehnes, se rendent à Chicago pour lui confier en mains propres leur précieux violon. Bienvenue dans son atelier.

Le luthier John Becker à sa table de travail. (Photo : Saverio Truglia)

Il est à peine 10 h du matin et John Becker se tient juste derrière la porte du bureau de son entreprise, située dans le Fine Arts Building, au centre-ville de Chicago. Il a enfilé son tablier noir, qu’il ajuste en enroulant deux fois les cordons autour de sa taille. Les épaules légèrement voûtées, il observe tranquillement la scène surréaliste qui se déroule devant lui.

À quelques mètres de là, Joshua Bell et James Ehnes, deux des violonistes solistes les plus en vue de la planète, sont penchés au-dessus d’une table en bois. Normalement, Bell, un ancien enfant prodige reconnu pour son jeu virtuose et animé, et Ehnes, un musicien célébré pour ses prouesses techniques, seraient le centre de l’attention. Ils ont remporté plusieurs prix Grammy et, à eux deux, se sont produits dans presque toutes les grandes salles de concert et avec les meilleurs orchestres du monde. Mais ici, c’est une autre idole qui occupe le devant de la scène.

« Je suis à la fois très nerveux et très heureux », dit Joshua Bell, les mains dans les poches. « C’est comme si je retrouvais ma femme après deux mois d’absence. Je suis submergé par l’émotion. »

« Oh oui, je comprends », répond James Ehnes sur un ton où perce la fébrilité. Il fixe l’objet posé sur un tissu gris au centre de la table. « Je n’avais jamais vu ce violon auparavant. Il est incroyable. Il est si beau. » Il s’arrête comme pour en saisir tous les détails. Le bois d’épicéa — un tourbillon de teintes d’orange et de rouge — brille dans la lumière du matin. « Il est époustouflant. »

L’instrument, vieux de 310 ans, appartient à Joshua Bell et vaudrait 15 millions de dollars, selon son propriétaire. C’est l’un des quelque 650 violons fabriqués par Antonio Stradivari, le célèbre artisan italien du XVIIIe siècle, qui subsistent aujourd’hui. Le virtuose l’a confié à John Becker pour qu’il le répare. Au cours des deux derniers mois, le maître luthier a appliqué un vernis protecteur pour préserver l’original, a retiré la table pour effectuer des réparations internes et a fabriqué à la main plusieurs tasseaux pour renforcer de minuscules fissures dans le bois. Joshua Bell est venu de New York pour récupérer le violon, son instrument de concert depuis 2001, avant de partir pour une tournée en Amérique du Sud et en Italie.

James Ehnes a prévu de laisser son propre Stradivarius à Becker pour des réparations mineures — un ajustement du chevalet, une retouche du vernis, une nouvelle âme (la petite cheville qui se trouve à l’intérieur du violon et qui transmet les vibrations de l’avant à l’arrière) —, ce qui ne nécessitera qu’une journée. Après ce détour indispensable, le Canadien s’envolera vers la Corée du Sud et le Japon pour y donner des concerts.

Le luthier se tourne vers Joshua Bell et lui demande s’il veut essayer l’instrument. Celui-ci a beau être magnifique avec son vernis frais, le véritable test pour juger du résultat de 213 heures de travail méticuleux est celui de la sonorité.

« Oui, bien sûr », répond Bell, qui s’empresse de prendre son violon.

John Becker n’est pas violoniste. Mais ses oreilles ont une connaissance plus intime du célèbre son des instruments Stradivarius que celles de n’importe qui d’autre au monde. Il recule d’un pas lorsque le musicien lève son archet.

Antonio Stradivari est considéré comme l’un des deux plus grands luthiers de l’histoire — l’autre étant Giuseppe Guarneri del Gesù, son contemporain. Les Stradivarius qui ont survécu, célèbres pour leur sonorité à la fois lyrique et énergique et leur forme délicate, sont prisés par les collectionneurs, les musiciens et les historiens. Chacun a son nom — comme le Messiah, le Ruby, le Gibson de Joshua Bell ou le Marsick de James Ehnes — et tous sont accompagnés d’un long registre de leurs précédents propriétaires. L’un d’entre eux, le Molitor, aurait appartenu à Napoléon. Déjà convoités à leur époque, les Stradivarius n’ont fait que gagner en réputation et en valeur au fil des siècles. Ce sont des instruments mythiques. 

D’autres luthiers ont acquis une certaine expertise dans les instruments de la période dite « dorée » de l’artisan italien (de 1700 à 1725), mais les maîtres de la restauration sont rares — une vingtaine dans le monde — et Becker est largement considéré comme le meilleur. À 64 ans, il a travaillé sur plus de 120 violons Stradivarius ; sans doute plus, estime-t-il, que toute autre personne vivante. David Fulton, un ancien ingénieur en informatique et entrepreneur de Seattle qui possédait autrefois la plus grande collection au monde d’instruments historiques crémonais (du nom de la ville où Stradivari et d’autres luthiers italiens renommés ont exercé leur métier) — elle en comptait 28, dont 8 Stradivarius —, a confié à Becker le soin de s’occuper d’eux. « C’est probablement l’un des meilleurs artisans du bois de la planète, dit David Fulton. Sans des hommes comme lui, ces objets seraient décomposés en éclats depuis longtemps. »

Ce travail est un acte de préservation historique et culturelle pour John Becker. « Nous sommes les gardiens de ces instruments », lui a dit un jour un collectionneur.

Des gens viennent du monde entier pour apporter leurs instruments en mains propres au bureau de John Becker (les instruments valant des millions de dollars ne sont pas transportés par des services de livraison). Le luthier raconte que Nigel Kennedy, l’un des plus célèbres violonistes des années 1980, a déjà fait l’aller-retour de l’Angleterre à Chicago en une journée pour la nouvelle âme de son violon. « Il est comme un grand chirurgien, dit Joshua Bell. Son travail est si méticuleux. C’est comme construire un voilier à l’intérieur d’une bouteille. Ce n’est pas pour rien que je prends l’avion expressément pour lui remettre mon violon. C’est LE maître. »

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Lorsque les musiciens arrivent au Fine Arts Building, ils montent au 10e étage en empruntant un ascenseur brinquebalant manœuvré par l’un des derniers liftiers de la ville. Le bâtiment, qui possède des colonnes et des arcs ornementés ainsi qu’une cour de style vénitien, est une plaque tournante pour toutes sortes d’artistes depuis le début du XXe siècle. L’un des espaces de travail de la John K. Becker & Company se trouve dans l’ancien studio de l’architecte Frank Lloyd Wright. Un autre a déjà été loué par William Wallace Denslow, l’illustrateur du Magicien d’Oz. Les plafonds voûtés du bureau rappellent la vocation première de l’édifice, qui servait de salle d’exposition de voitures. Sur la porte figure une illustration (réalisée par l’épouse de John Becker) d’un chevalet inspiré de celui du violon ténor des Médicis, vraisemblablement le seul fabriqué par Stradivari qui ait survécu.

À l’intérieur de l’atelier, le soleil traverse deux puits de lumière, baignant l’espace d’un éclairage chaleureux. Le silence règne. Pas de musique. Pas de bavardage. Que les raclements et les coups des outils à l’œuvre. La température est maintenue à 20 °C toute l’année, et l’humidité est strictement gardée entre 50 % et 60 %. La pièce (pas plus grande qu’une chambre à coucher) est divisée en trois postes de travail, occupés par John Becker et les deux luthiers d’origine japonaise qu’il emploie depuis la fondation de l’entreprise, il y a 28 ans. Son établi défraîchi, placé dans un coin, est marqué de rayures et d’une constellation de taches, vestiges de restaurations passées.

(Photo : Saverio Truglia)

John Becker porte les mêmes vêtements presque tous les jours : un pantalon, une chemise, son tablier et des chaussures Finn Comfort, une marque allemande qu’il préfère à toute autre marque américaine. Il garde ses ongles courts et sa moustache longue. Discret et peu bavard, il ne prononce jamais trois mots quand un seul suffit. Il songe à ce qu’il s’apprête à dire, amorçant souvent ses réflexions par un lent « OK… ». Les grandes déclarations théâtrales ne sont pas son genre. Pour exprimer une vive admiration, il se contente du qualificatif « pas mal ».

Son horaire quotidien est presque monastique. Il arrive avant 8 h, après un trajet de 90 minutes en train depuis son domicile dans la banlieue nord-ouest de Chicago. Il passe la majeure partie de la journée sur sa chaise, penché sur un violon, et ne fait que deux pauses : à midi pour le dîner et à 15 h pour une collation. À 16 h 45, il plie bagage pour prendre le train de 17 h 20 qui le ramène chez lui.

En ce début août, une semaine avant la visite des deux violonistes vedettes, John Becker est assis entre ses deux luthiers, Takeshi Nogawa et Keisuke Hori. Les manches retroussées, ce dernier tient une fine pièce de bois sous un microscope de qualité médicale. Il s’agit de la table d’un violon du XVIIIe siècle fabriqué par le père de Guarneri del Gesù (trois générations de la famille Guarneri ont créé des violons). Les autres pièces — le dos, les éclisses, le manche — attendent à quelques centimètres de là.

En apportant l’instrument quelques semaines plus tôt, le propriétaire a expliqué que l’objet était resté dans un garage pendant plus de 10 ans, après que son père eut pris sa retraite comme musicien professionnel. Les années de négligence ont déformé le violon, qui a désespérément besoin d’être restauré.

Un petit pinceau à la main, Keisuke Hori examine attentivement le violon démonté. Lorsqu’il repère une fissure dans le bois, il l’asperge d’un peu d’eau pour dissoudre les traces de colle qui subsistent des réparations précédentes. Il dénombre quatre grandes fissures autour du chevalet et de la caisse de résonance, ainsi que quelques autres, plus petites, réparties sur la table d’harmonie. Sous chacune d’elles, le long du ventre du violon, se trouve une minuscule plaque de bois, preuve supplémentaire de réparations antérieures. Les plaques sont nettement plus claires que l’épicéa d’origine et leur grain n’est pas aussi fin. Le luthier a l’intention de les enlever et de les remplacer avec soin. Il n’a pas encore choisi le nouveau matériau, mais il proviendra d’un grand stock de bois de lutherie qui remplit un grenier au-dessus de l’atelier. John Becker collectionne le bois depuis des décennies et la plupart de ses blocs ont au moins 40 ans. Selon lui, plus le bois vieillit, meilleur il devient.

Après avoir remplacé chacune des plaques (une opération qui s’étendra sur plusieurs mois), Keisuke Hori se penchera sur le contour du violon. Il doit changer l’ancien filet, une fine bande de 1,3 cm de large sur le bord extérieur, en sculptant et en plaçant délicatement le nouveau morceau. Il s’attaquera ensuite au dos de l’instrument, lui aussi parsemé de fissures. Puis viendront les côtés, encore plus mal en point. Les courbes de l’érable finement ciselé sont criblées de trous, ce qui fait à la fois rire et soupirer Keisuke Hori. « Beaucoup de dégâts », note-t-il.

Le luthier japonais Keisuke Hori travaille pour John Becker depuis 1994. (Photo : Saverio Truglia)

« C’est un très, très gros travail », déclare John Becker en levant les yeux de son poste. « Il faudra compter environ 1 000 heures d’ouvrage. »

À 125 dollars l’heure (le tarif de l’entreprise), la facture s’élèvera à 125 000 dollars. Bien que la réparation coûte à elle seule aussi cher que certains violons haut de gamme, Becker estime qu’une fois le travail terminé, ce Guarnerius pourrait valoir jusqu’à 800 000 dollars.

John Becker s’occupait autrefois de la gestion de son entreprise, mais cette tâche incombe désormais à son fils aîné, John Jr. Bien que ce dernier n’ait jamais étudié le travail du bois, il a grandi en jouant du violon (il teste généralement les instruments réparés avant que son père les rende) et en observant son père à l’œuvre. « Je pense que mon père se dit : “Si je ne fais pas ce travail, qui le fera ?” Il faut que quelqu’un protège ces œuvres d’art particulières, et qu’il le fasse correctement. Mon père se soucie vraiment de préserver les instruments de la bonne manière. »

Ce travail est effectivement un acte de préservation historique et culturelle pour John Becker. Il rappelle souvent ce que le collectionneur David Fulton lui a dit un jour : « Nous sommes les gardiens de ces instruments. Nous passons à autre chose, mais ces instruments seront transmis à la génération suivante. »

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Bien qu’il soit peut-être le meilleur de ces gardiens, Becker n’a jamais joué d’un Stradivarius. Durant son enfance (il a grandi à Huntington Beach, en Californie), il s’intéresse davantage aux matériaux qu’à la musique, aimant notamment bricoler avec le bois. Il crée des sculptures et, jeune adolescent, fabrique même une planche à roulettes. Quelques années plus tard, il commence à se passionner pour le travail du bois. Sa première grande réalisation, une horloge grand-père, se classe d’ailleurs à la troisième place à la foire du comté d’Orange.

Vers l’âge de 16 ans, voyant un ami fabriquer une guitare, il décide d’essayer à son tour. « Je trouvais cela vraiment fascinant, explique-t-il. Les courbes, la délicatesse et la finesse de l’instrument, tout cela semblait très stimulant. J’ai senti que c’était quelque chose que j’aimerais faire. »

Mais pas question pour le jeune homme de bricoler n’importe quelle guitare : il veut en créer une sur mesure pour un musicien qu’il admire. Un an plus tard, après que sa famille eut déménagé à Chicago, il va voir Randy Wolfe (mieux connu sous le nom de Randy California), le chanteur et guitariste original de son groupe favori, Spirit, après un concert. « Je lui ai demandé quelle guitare il préférait, et il m’a répondu qu’il aimait la gamme Fender, c’est-à-dire avec un manche plus long que celui d’une Gibson et un levier de vibrato. »

John Becker se met au travail. Lorsqu’il termine la guitare, cinq ans plus tard, il la range dans un étui et la présente à Wolfe avant un concert de Spirit à Arlington Heights, en banlieue de Chicago. « Il a eu l’air hypnotisé », se souvient-il.

Plus tard dans la soirée, au moment du rappel, Randy Wolfe revient avec la guitare à la main et l’étrenne en interprétant la chanson « Wild Thing ». « C’était fou, dit John Becker. La fabrication de cette guitare a eu un effet important sur moi. Je n’ai pas grandi dans une famille de musiciens, mais je me suis rendu compte que je voulais aider les musiciens. Je ressens la même excitation en travaillant avec des violonistes classiques. »

Après avoir obtenu son diplôme de fin d’études secondaires, le jeune Becker s’inscrit au programme d’apprentissage (un genre de compagnonnage) de Lyon & Healy, un fabricant de harpes de renommée internationale situé à Chicago. Il apprend à créer cet instrument étape par étape : la fabrication de la base et le collage des colonnes, puis la sculpture et le façonnage des courbes qui définissent la structure d’une harpe. Lorsque Lyon & Healy commande une harpe spéciale pour souligner son 100e anniversaire, elle demande à John Becker de la fabriquer, même s’il n’a que quelques mois d’expérience. « Elle avait une forme géométrique complexe, se souvient-il. Les sculptures s’enroulaient autour d’un cylindre et tout devait s’imbriquer. C’était difficile, mais le résultat a été à la hauteur des attentes et la harpe est demeurée dans leur salle d’exposition pendant des années. »

Après un peu plus d’un an chez Lyon & Healy, John Becker veut s’essayer à autre chose. Attiré par l’idée de travailler sur des violons rares, il se porte candidat en 1979 à un poste d’apprenti chez Bein & Fushi, un prestigieux marchand de violons et atelier de restauration. Également située dans le Fine Arts Building, cette entreprise propose un programme d’apprentissage très strict, mais le talent du jeune luthier se révèle indéniable, si bien que lorsque le meilleur restaurateur de l’atelier part en 1982, il est désigné pour le remplacer. Sa première réparation : le violon Adam, un Stradivarius de 1714 dont le nom vient d’un ancien collectionneur. Robert Bein, copropriétaire du commerce, offre à son employé Les « secrets » de Stradivarius, un livre dans lequel le célèbre luthier italien Simone Sacconi décrit ses meilleures pratiques. John Becker les absorbe toutes. « J’ai fait du bon travail sur cet instrument », dit-il.

Un matin de septembre, John Becker est assis à son poste, tenant un Stradivarius de 1694 dans une main et une petite règle métallique dans l’autre.

En 1989, John Becker prend la direction de l’ensemble de l’atelier. Déjà réputé, Bein & Fushi devient l’un des ateliers de lutherie les plus importants au monde sous ses ordres. « Il était brillant », se souvient Drew Lecher, qui a travaillé à ses côtés. « On peut dire qu’il avait le doigt de Midas. Si un violon ne sonnait pas bien, il le faisait bien sonner. Et s’il n’était pas beau, il le rendait beau. Il était notre porte-drapeau. »

En 1994, après 15 ans passés chez Bein & Fushi, John Becker décide d’ouvrir son propre atelier à quelques pas de là. C’est à cet endroit, à la lueur des lucarnes, qu’il construira tranquillement sa réputation de luthier de premier plan.

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Les commandes faites à la John K. Becker & Company sont généralement soit des réparations, soit des restaurations. Les réparations consistent en de petites améliorations, comme la sculpture d’un nouveau chevalet pour enrichir la sonorité de l’instrument, la fabrication d’une nouvelle touche (la longue pièce de bois d’ébène sur le manche) ou la retouche du vernis. Ce type de travail demande d’un jour à plusieurs semaines.

La restauration, en revanche, peut nécessiter des mois, voire des années. Si certaines tâches ne concernent qu’une zone précise, d’autres exigent de démonter entièrement l’instrument et de refaire toutes les réparations précédentes. John Becker a réalisé divers travaux de ce type pour David Fulton, le collectionneur. La première fois, c’était sur le Baron Knoop, un Stradivarius de 1715. Le luthier a soigneusement enlevé les anciennes retouches et le vernis français pour révéler le vernis original de Stradivari. Comme le violon présentait plusieurs pièces détériorées, il a fabriqué une nouvelle âme, un nouveau chevalet et une nouvelle barre d’appui, confectionné une nouvelle touche, ajusté les chevilles et le manche. Au total, le travail a duré trois mois. « Grâce à John, le violon est redevenu ce qu’il devait être », affirme David Fulton.

Un matin de septembre, John Becker est assis à son poste, tenant un Stradivarius de 1694 dans une main et une petite règle métallique dans l’autre. Ses lunettes sur le bout du nez, il place le violon sous une lampe très éclairante et pose l’outil à trois endroits différents sur la touche. Cela lui permet de voir où la touche a changé de forme sous la pression des doigts des musiciens. Celle-ci est très usée, comme en témoignent plusieurs petites crêtes qui lui donnent une forme presque ondulatoire.

Il ne faut que quelques secondes à John Becker pour effectuer cette évaluation. Il se met ensuite au travail, faisant glisser un rabot d’ébénisterie d’avant en arrière sur la touche dans un mouvement qui rappelle celui d’un fer à repasser sur une chemise froissée. De petits copeaux d’ébène commencent à s’accumuler autour de l’outil. L’artisan s’arrête de temps en temps pour mesurer à nouveau la touche. Il continuera à la raboter jusqu’à ce qu’il soit satisfait de la forme, qui doit être parfaite pour que les cordes ne bourdonnent pas.

John Becker prévoit également de remplacer l’âme du violon, qui est légèrement desserrée. Sculptée dans de l’épicéa vieilli, c’est une pièce discrète mais primordiale. Lorsque sa tension n’est pas parfaite, l’instrument ne résonne pas correctement. Une âme bien ajustée est essentielle pour révéler toute la richesse du timbre du violon.

John Becker place une pièce appelée l’âme, qui a pour fonction de transmettre les vibrations dans tout le corps de l’instrument. (Photo : Saverio Truglia)

La nouvelle âme sera un dixième de millimètre plus haute que l’actuelle. Cela lui permettra de mieux s’ajuster et de créer la tension appropriée. Becker commencera par raboter un morceau d’épicéa en forme de cylindre. Il enlèvera ensuite de minuscules copeaux à l’aide d’un petit couteau jusqu’à ce que la pièce mesure 52,8 mm de haut et 6,4 mm de large. Il a fabriqué des centaines d’âmes au cours de sa carrière. Cette partie n’est pas particulièrement difficile. Tout l’art consiste à faire entrer la pièce par l’une des deux ouïes du violon et à la placer exactement au bon endroit. Mais John Becker est également très doué pour cela.

Ses outils chirurgicaux remplissent deux armoires au-dessus de sa table de travail. Sur une étagère se trouvent des bouteilles de colle fabriquée à partir de collagène prélevé sur des carcasses de chevaux. Comme la plupart des luthiers haut de gamme, John Becker préfère la colle de peau parce qu’elle est soluble dans l’eau (cela facilite les réparations) et élastique, ce qui fait qu’elle se dilate et se contracte avec le bois au fil du temps. Une autre étagère est garnie de différents outils que Becker a amassés au cours des années. Certains, comme ses instruments de sculpture du XIXe siècle, ont été dénichés dans des marchés d’antiquités. D’autres, comme les limes d’art, viennent de France. D’autres encore ont été fabriqués sur mesure pour ses besoins.

Parmi les outils se trouve une fine pièce métallique incurvée qui ressemble à ce qu’une hygiéniste utilise pour gratter la plaque dentaire. C’est avec cet instrument que John Becker place l’âme dans un violon. Il le fait d’un seul mouvement rapide et fluide, et ne procède qu’à de petits ajustements par la suite. Pas d’hésitation. Pas de retour en arrière. Il recherche une tension modérée, ni trop forte ni trop faible, et son geste assuré reflète des décennies de pratique. 

Le secret du son Stradivarius — puissant, lyrique et affirmé — est un sujet obsédant depuis des siècles pour les musiciens et les spécialistes. Selon une théorie, Stradivari aurait utilisé de l’épicéa des Alpes qui aurait poussé pendant une période de froid inhabituelle, ce qui aurait rendu le bois exceptionnellement dense. Une autre soutient plutôt que l’artisan italien se serait servi d’un mélange inédit d’ingrédients pour fabriquer son vernis, d’une couleur miel unique. Un article publié récemment dans la revue scientifique allemande Angewandte Chemie avance que c’est le trempage du bois dans de l’eau de chaux, entre autres produits chimiques, qui a permis d’obtenir ce timbre inégalé. Les scientifiques ont utilisé des scanners laser 3D et des scanners à rayons X (tomodensitomètres) pour mesurer la géométrie précise d’un Stradivarius, mais jusqu’à présent, personne n’a été en mesure de reproduire sa sonorité caractéristique.

Cela n’empêche pas les luthiers contemporains d’essayer. C’est ce que fait Garrett, le fils cadet de John Becker. Il fabrique quatre instruments par an, chacun modelé à partir des mesures qu’il prend des Stradivarius apportés à son père, et les vend 27 000 dollars chacun.

Comme son père, Garrett, le fils de John (à gauche), fabrique lui-même des violons inspirés du Stradivarius, tandis que son frère, John Jr. (au centre), gère l’entreprise. (Photo : Saverio Truglia)

La capacité de Becker à tirer le meilleur son des Stradivarius comporte aussi son lot de mystère. Quand on lui demande d’expliquer ses méthodes précises, il répond que c’est une question d’instinct : « Ces instruments ont une certaine âme. Lorsqu’un soliste apporte son violon, je n’ai pas besoin qu’il me dise ce qui se passe. Je l’observe, je regarde son archet, je regarde ses doigts. Les gens pensent que c’est de la magie, mais c’est juste de l’expérience. »

***

James Ehnes confie son Stradivarius à John Becker depuis plus de 20 ans. Violoniste soliste de renom, il a eu l’occasion d’essayer plus de 100 Stradivarius, dont beaucoup lui ont été prêtés par des collectionneurs pour des concerts ou des concours. Mais lorsqu’il a vu le Marsick pour la première fois, en 1996, il a senti qu’il était spécial. Nommé d’après son propriétaire de 1916, le violoniste belge Martin Pierre Joseph Marsick, l’instrument est demeuré introuvable pendant près d’un siècle après avoir atterri en Russie juste avant la révolution de 1917. « Le Marsick était celui qui m’était resté en tête, dit James Ehnes. Son caractère me parlait. J’avais le sentiment qu’il allait être vraiment exceptionnel. »

En 1999, David Fulton a acheté le violon pour que son ami James Ehnes puisse en jouer. Dix ans plus tard, le musicien lui a racheté l’instrument. Au cours de ces deux décennies, il a travaillé avec John Becker pour lui redonner vie. « Je savais ce que je voulais en tirer, explique le musicien, et John savait comment le trouver. »

Au moins une fois par an, James Ehnes apporte le violon à Chicago pour son entretien. Au fil du temps, John Becker et lui se sont rapprochés, forgeant une amitié fondée sur une admiration mutuelle et une révérence partagée pour l’art de Stradivari. « John respecte vraiment les instruments, affirme James Ehnes. Il n’essaie pas d’y apposer sa marque. Il laisse chaque instrument atteindre son propre potentiel. »

Si quelqu’un devait créer un instrument reproduisant les fantômes de Crémone (ville d’origine d’Antonio Stradivari), ce serait John Becker

Leur longue collaboration est l’une des raisons pour lesquelles John Becker a souhaité que le violoniste étrenne le premier instrument à archet qu’il a fabriqué à partir de zéro. Il a commencé à travailler sur cet instrument (une copie d’un alto de Carlo Tononi) alors qu’il restaurait l’original chez Bein & Fushi, dans les années 1980. Mais ses obligations familiales et professionnelles l’ont empêché de le terminer. Quand la pandémie a frappé et que le boulot a été mis sur pause, Becker a soudain eu beaucoup de temps libre et a décidé de reprendre la conception de son violon. Il l’a achevé quelques jours avant que James Ehnes passe déposer le Marsick.

Une heure avant que Joshua Bell vienne chercher son instrument, James Ehnes prend l’alto d’une riche couleur cerise des mains de John Becker.

« Si tu savais à quel point je suis excité », lance James Ehnes en regardant l’instrument avec ravissement. « C’est un grand moment. »

« Il joue un peu comme une Ferrari, dit John Becker. Fais-lui faire un tour. Vois ce que tu en penses. Le processus a été long. »

Le violoniste accorde l’instrument. Une fois satisfait, il pose son archet sur les quatre cordes et commence à jouer. Au bout de quelques secondes, il s’arrête et regarde John Becker, visiblement ébahi.

« La beauté viscérale de ce son, tu sais à quel point c’est rare. On ne la trouve jamais. Tu as réussi. Tu as absolument réussi. »

John Becker esquisse un sourire et rit timidement. « Parfois, ça marche. »

James Ehnes recommence à jouer. Il interprète des extraits de plusieurs sonates pour violon de Brahms, puis les Märchenerzählungen (Contes de fées) de Schumann. Les notes graves sonnent avec force et audace, tandis que les délicates notes aiguës dansent et scintillent. Le musicien enchaîne avec la pièce Harold en Italie de Berlioz et la Partita n° 1 de Bach, et l’atelier se remplit alors d’un sentiment palpable de mélancolie.

James Ehnes marque une nouvelle pause. « Sa sonorité concentrée ressemble à celle d’un Stradivarius. Cette densité incroyable. On ne dirait jamais qu’il est neuf. »

« Je sais, répond Becker. C’est vraiment étrange. »

Si quelqu’un devait créer un instrument reproduisant les fantômes de Crémone, ce serait John Becker, un homme qui a passé sa carrière à faire revivre les sons de l’Italie du XVIIIe siècle.

En lui rendant le violon, James Ehnes lui demande ce qu’il compte en faire. Le maître luthier hausse les épaules. Il ne sait pas s’il va le vendre ou le garder pour lui. Mais où qu’il aille, l’alto aura un jour besoin de réparations. Et s’il atterrit entre des mains aussi habiles que les siennes, peut-être deviendra-t-il lui aussi une antiquité qui transmettra la musique des siècles passés.

La version originale de cet article est parue dans le magazine Chicago.

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Connaissances, respect, émotions. Vous aimeriez connaître le clavecin mythique commandé en 1976 par Scott Ross. Maintenant au Musée de la civilisation du Québec. Pour documents me donner votre email.