L’ogre et le Petit Poucet

Dans le dernier Robert Lalonde, beaucoup de nature et des passions à coucher dehors.

Je viens de relire, pour raisons d’enseignement, le premier roman de Jacques Godbout, L’Aquarium. C’.était ça, au début des années 60, le jeune roman québécois à Paris: de l’insolence, un peu de scandale, un usage désinvolte, percutant de l’écriture.

Trente ans plus tard, c’est Robert Lalonde qui est l’objet des attentions de la presse parisienne, et notamment du très sérieux journal Le Monde. La nature, les Indiens, la nature encore, et des passions à coucher dehors. Retour à la case départ, c’est-à-dire aux bons vieux mythes canadiens qui depuis longtemps, trop longtemps, occupent les loisirs du lecteur français. Le progrès n’est pas évident.

Il n’y a pas d’Indiens dans le dernier roman de Robert Lalonde, L’Ogre de Grand Remous, mais il y a beaucoup de nature, et des allusions à ce qu’il y a de plus naturel encore que la nature même, les contes pour enfants. Pourtant, ça commence moderne. Un homme et une femme, profondément amoureux; l’un de l’autre, décident de quitter leurs quatre enfants, sans avertir, pour aller vivre leur passion au loin. Ce n’est pas banal, avouez, ce n’est pas traditionnel, ce n’est pas moral.

Grâce à une somme d’argent qu’on leur a laissée et à leurs talents naturels, les enfants survivent fort bien» dans la grande maison ou ils sont nés, en pleine nature (évidemment), quelque part dans le Nord québécois. Du temps passe. L’un devient cinéaste» l’autre homosexuel; la fille voyage. Le quatrième enfant, le plus jeune, n’a pas toute sa tête à lui et fait les quatre cents coups dans la forêt. C’est donc lui, on le devine aussitôt, qui détient la clé de l’affaire. Le vrai Petit Poucet. Plus on est faible d’esprit, dans ce genre d’histoire plus on est près de la vérité. C’est de la littérature romantique.

Je ne vous dirai pas le fin mot de l’histoire, vous m’en voudriez. Sur la route qui conduit à la solution de l’énigme, le romancier multiplie les pièges, les obstacles, à travers les souvenirs de chacun des quatre survivants. C’est, ma foi, un peu encombré. Non seulement dans l’action, mais aussi et plus encore dans l’écriture, qui n’est pas toujours d’une qualité exemplaire. Je n’ai pas lu L’Ogre de Grand Remous, on le voit, avec un plaisir sans mélange. Puis-je ajouter cependant que ce roman touffu, maladroit, donne quelques signes d’un virage, dans l’oeuvre déjà un peu longue de Robert Lalonde, qui semble promettre des lendemains intéressants ? Les quelques idées simples qui gouvernaient ses romans précédents commencent à desserrer leur emprise.

Je suis plus heureux, je le dis avec impudeur, chez mon collègue d’université André Brochu, prix du Gouverneur général l’an dernier pour son roman La Croix du Nord et qui, ayant survécu à la tentative d’assassinat perpétrée contre lui par la Bande des Six, nous offre quelques nouvelles réjouissantes dans un recueil intitulé -à juste titre – L’Esprit ailleurs.

Réjouissantes, entendons-nous. André Brochu pratique un humour triste, à la Woody Allen, qui débusque dans l’ordinaire de l’existence ce « petit enfer » que dit-il, cachent « la plupart des bipèdes sans plumes que vous croisez dans la rue ». Ses récits empruntent souvent les apparences du fantastique. C’est, par exemple, un professeur qui échappe du jus de pamplemousse sur ses notes de cours et se retrouve quelques jours plus tard kangourou en Australie; une femme qui, dans 1’«entretemps » de la mort, attend avec impatience son entrée au paradis, et finit par virer de bord; celle qui voit revenir dans sa vie un mari tendrement aimé et qui était pourtant tout à fait mort… Tout cela est fort bien agence, drôle et inquiétant à la fois, et surtout écrit dans une langue inventive, nerveuse, qui a peu d’égales au Québec.

Mais « petit enfer » deviendra grand. La dernière nouvelle, qui s’intitule Manie, reproduit le discours assez échevelé que fait un patient à son psychiatre. Le psychiatre, en l’occurrence, c’est le lecteur, c’est nous. Nous quittons le livre en ne sachant trop quoi dire, véritablement interdits.

L’Ogre de Grands Remous, par Robert Lalonde, Seuil, 189 pages, 19,95$

L’Esprit ailleurs, par André Brochu, XYZ, 134 pages, 14,95$

L’OGRE DE GRAND REMOUS

Bien sûr, nous les avons attendus. Nous savions qu’ils ne reviendraient pas, mais nous les attendions. Un soir, ou un matin, ils seraient la, leurs vêtements poussiéreux, leurs yeux agrandis par la fatigue et l’inquiétude, vieillis, méconnaissables peut-être, mais revenus. Leur solitude, leur dérive nous hantaient. Nous les imaginions tremblants et seuls, là-bas, si loin, si seuls, ne sachant pas quoi faire de cette tendresse qu’ils avaient toujours pour nous et qui ne leur servait plus à rien. Étouffes par cette tendresse-là, nous les imaginions au bout du rouleau, épuisés, coupables et repentants. Maman, les cheveux défaits, amaigrie, sans voix, sa robe déchirée, ouvrant les bras et hochant la tête comme une grande petite fille à demi folle. C’était elle l’orpheline et c’étaient nous les parents prodigues. Papa, le crâne rasé, sa vieille veste de laine, autrefois tachée d’encre, aujourd’hui tachée de sang, ses grandes mains noueuses ouvertes et tremblantes devant lui, son sourire qui faisait la grimace, son regard vide qui disait: «11 n’y a rien, dans le monde, rien du tout. C’est ici, c’est vous autres…»

Robert Lalonde

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