Max Stern : collection de guerre

Les héritiers québécois de Max Stern, un Juif qui a fui l’Allemagne nazie avant de s’installer à Montréal, cherchent à récupérer des œuvres qui lui appartenaient. Plus de 60 ans après la Deuxième Guerre mondiale, pourquoi est-ce si compliqué ?

Max Stern : collection de guerre
Bibliothèque et Archives, MBA

Il s’agit d’un tableau impressionniste aux couleurs sombres et inquiétantes. Il représente un champ à la fin de l’automne : entre chien et loup, un homme se penche pour ramasser des pommes de terre. Cette huile sur toile du 19e siècle porte la signature de Max Liebermann, mais aucune notice n’est là pour préciser le nom du peintre, le titre de l’œuvre (Der Kartoffelsammler) ni son origine. Il y en aurait pourtant long à dire.

Pour admirer ce tableau, il faut se rendre dans la zone industrielle qui jouxte une gare de Munich, dans le sud de l’Allemagne. Il est exposé au Musée allemand de la pomme de terre, petit établissement privé qui n’est ouvert au public que le vendredi et le samedi. Si cette œuvre retient l’attention, c’est parce qu’elle renvoie à l’histoire du nazisme, aux malheurs de leurs victimes et au combat de leurs héritiers – y compris au Québec.

La vie de Max Stern serait digne d’un roman : né en 1904 à Munich, ce jeune homme, passionné d’art moderne, travaille aux côtés de son père à la galerie que ce dernier a achetée à Düsseldorf, dans l’ouest de l’Allemagne. À la mort de son père, en 1934, il prend la relève. Mais ses projets avortent. Les nazis, au pouvoir depuis peu, interdisent aux Juifs de tenir des galeries.

Stern se résout à vendre des centaines de tableaux, notamment dans une célèbre vente aux enchères de 1937, Auktion 392. Les bénéfices de cette vente lui permettront de s’enfuir. Il débarque en Angleterre, où il est arrêté parce qu’il est ressortissant d’un pays ennemi. À sa libération, il émigre au Canada, où il est à nouveau interné, d’abord à Fredericton, au Nouveau-Brunswick, puis à Farnham, au Québec.

À sa sortie, il rejoint la Galerie Dominion, rue Sherbrooke, à Montréal, où il représentera de grands noms de l’art européen, de Rodin à Kandinsky, et de l’art québécois, de Borduas à Riopelle. Il meurt d’une crise cardiaque dans une chambre d’hôtel, à Paris, en 1987.

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Jeune fille des monts Sabins, de Franz Xaver Winterhalter.
Disparu depuis 1937, ce tableau a été rendu aux héritiers du galeriste
en 2009 et exposé au Musée des beaux-arts de Montréal.
Photo : Paul Chiasson / La Presse Canadienne

Son histoire aurait pu s’arrêter là. Sauf qu’à sa mort Stern a légué une grande partie de sa fortune, notamment sa galerie, à Concordia, à McGill et à l’Université hébraïque de Jérusalem. Les héritiers découvrent alors que Stern a tenté, avant sa mort, de récupérer les tableaux vendus après l’arrivée au pouvoir de Hitler. Pour faire valoir ses droits – désormais les leurs -, les héritiers mettent sur pied, en 2002, une initiative de restitution de ses œuvres d’art. Qu’il faut d’abord retrouver.

Plus facile à dire qu’à faire. Des chercheurs, qui n’ont jamais si bien porté leur nom, finissent par comprendre qu’elles sont pour l’essentiel en Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas et en Autriche. Avec le concours du Bureau des demandes d’indemnisation liées à la Shoah, dont le siège est à New York, le Projet Max Stern les réclame à leurs nouveaux propriétaires, parfois avec succès. Il a déjà récupéré huit tableaux, et dernièrement Allégorie de la terre et de l’eau, de Jan Breughel, dit le Jeune, une huile sur cuivre du 17e siècle qui se trouvait dans un musée public de Bois-le-Duc, dans le sud des Pays-Bas. Les autorités néerlandaises l’ont rendue sans protester.

« Nous devons reconnaître que l’État néerlandais n’a jamais été le propriétaire légitime de ce tableau, dit la secrétaire du comité chargé des restitutions, Evelien Campfens. Les Alliés l’ont confié aux Pays-Bas à la fin de la guerre, et nous aurions dû le rendre il y a 60 ans. »

 

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Photo d’introduction à cet article :

Max Stern en Allemagne, vers 1925.
Crédit : Bibliothèque et Archives, Musée des beaux-arts du Canada, Fonds Max Stern – 75998

On lit parfois dans la presse que les tableaux de Stern ont été « volés par les nazis ». Cela a pu être le cas : il n’est pas inconcevable que la Gestapo ait fait main basse sur des œuvres. Mais la plupart ont été vendues dans des transactions qui étaient, à l’époque, considérées comme légales. Mais étaient-elles légitimes ? Là est la question.

Après la chute de Berlin, l’occupant américain constate que des millions d’objets, y compris des livres rares et des pièces de monnaie, ont disparu dans la nature. L’administration américaine assimile alors les transactions effectuées de 1933 à 1945 à des « ventes forcées », et donc illégitimes : les propriétaires juifs étaient contraints de vendre, du moins s’ils voulaient toucher l’argent leur permettant d’acquitter l’exorbitante « taxe de fuite » – et d’avoir la vie sauve.

En vertu de ce principe, et non pas d’une loi, l’Allemagne a restitué des dizaines de milliers d’œuvres à leurs propriétaires avant 1960. (Du moins en Allemagne de l’Ouest, car il n’était pas question que l’Allemagne de l’Est rende leurs biens à de grands collectionneurs qui étaient, certes, des victimes du nazisme, mais hélas ! des bourgeois, c’est-à-dire des ennemis de classe.)

Toutefois, des milliers de tableaux n’ont jamais été réclamés. Soit parce que leurs propriétaires avaient péri ou émigré. Soit parce que leurs héritiers ignoraient qu’ils avaient le droit de le faire. Après 1960, ces œuvres ont été confiées à des centaines de musées publics. Leur nombre laisse songeur : selon Uwe Hartmann, historien de l’art et autorité en la matière, environ 10 000 tableaux et sculptures pourraient un jour changer de mains…

En signant la déclaration de Washington sur la restitution des œuvres aux victimes du nazisme, en 1998, l’Allemagne s’est engagée à travailler « activement » à leur identification. Celle-ci repose sur ce qu’on appelle la « recherche de provenance ».

À la Pinacothèque de Munich, l’un des plus grands musées d’Allemagne, ce travail de fourmi revient à l’historienne de l’art Andrea Bambi. Sa mission : établir l’historique de 4 000 œuvres pour s’assurer qu’elles n’appartiennent pas à des descendants de victimes de la Shoah. « Je suis née en 1964, dit-elle. Je ne peux pas dire que je me sente coupable de ce qui est arrivé pendant la guerre, mais je sais dans le détail ce qui est arrivé. Je sais, par exemple, que mon propre musée a été dirigé par un membre du Parti nazi. Aucune loi ne nous oblige à rendre les tableaux à leurs propriétaires, mais nous le faisons parce que c’est notre devoir de le faire. »

 

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Allégorie de la terre et de l’eau, de Jan Breughel, dit le Jeune.
Cette huile sur cuivre, qui se trouvait dans un musée des Pays-Bas,
a été rendue sans hésitation au Projet Max Stern.
Crédit : Succession de Max Stern / Université Concordia

L’Allemagne a parfois été accusée de faire traîner les choses en longueur. Pourquoi, plus de 60 ans après la fin de la guerre, est-on encore en train de parler de restitution ? Réponse : parce que c’est compliqué, surtout dans un régime fédéral où l’État central ne dirige pas tout.

À Munich, le bâtiment qui hébergeait le siège du Parti nazi se trouve à côté du Musée des antiquités égyptiennes. Il en impose : après la guerre, les Américains y installèrent le plus important des six dépôts destinés à recueillir les biens arrachés aux Juifs. Aujourd’hui, il héberge l’Institut central de l’histoire de l’art. C’est là que travaille Christian Fuhrmeister, historien de l’art spécialisé dans le 20e siècle.

À ses yeux, les grands musées publics ne peuvent plus se permettre de faire l’impasse sur le sujet, ne serait-ce que pour des raisons intéressées. Ils redoutent de recevoir une lettre d’un avocat leur apprenant qu’un de leurs tableaux est réclamé par des ayants droit aux États-Unis, en Israël ou au Québec…

Environ 200 musées ont déjà contribué à la principale banque de données sur le sujet, lostart.de, qui répertorie 10 000 « objets culturels » pour l’instant. Mais des centaines d’autres tardent à le faire, surtout les plus petits. Par manque de temps et de moyens, selon Christian Fuhrmeister.

Beaucoup de petits établissements ne peuvent compter que sur un seul historien de l’art : leur directeur. Qui a souvent d’autres priorités. D’autant plus que la recherche de provenance n’est pas le travail le plus amusant… « Il faut bien connaître l’histoire de l’art et ne pas avoir peur de la paperasse, explique Christian Fuhrmeister. L’ennui, c’est que la plupart des historiens de l’art estiment que la paperasse, ce n’est pas leur rayon. »

Pour les aider, Berlin a mis à leur disposition un million d’euros. Cet argent doit permettre aux petits musées de recruter des chercheurs qui feront office de « détectives ». Mais Uwe Hartmann, responsable du centre de recherche qui distribue ces fonds, prévient qu’il ne s’agit pas toujours de trésors inestimables. « Les Juifs qui possédaient des œuvres d’art n’étaient pas tous de grands collectionneurs, explique-t-il. En général, il s’agissait de médecins ou d’avocats. Ils avaient un paysage, une nature morte ou le portrait d’un grand-père. Seule l’avant-garde possédait des œuvres de l’avant-garde. Les notaires n’achetaient pas de toiles expressionnistes… »

Certains länder (« provinces ») ont également fait le nécessaire pour faire avancer les choses. La situation était particulièrement compliquée en Bavière, où le patrimoine public (Bayerisches Grund­stockvermögen) bénéficie d’une protection constitutionnelle. Si un musée rend une œuvre à une famille qui en a été dépossédée, il doit, à même son budget, indemniser de cette perte le ministère des Finances. Résultat : un établissement qui rend un tableau est doublement pénalisé !

En mars dernier, les autorités bavaroises ont adopté une dérogation pour les œuvres ayant appartenu aux victimes du nazisme. Cela permettra la restitution d’une aquarelle de Rudolf von Alt aux héritiers de Valerie Heissfeld, une Autrichienne qui a fui Vienne en 1938. Cette œuvre, d’abord acquise par Martin Bormann, secrétaire particulier de Hitler, se trouve au Staatliche Graphische Sammlung, à Munich.

Cela ne veut pas dire que les Allemands voient toujours la restitution des œuvres d’art d’un bon œil. Des ayants droit ont déjà fait valoir qu’un tableau avait une grande valeur sentimentale pour eux en tant que proches de victimes de la Shoah. Le public a été choqué d’apprendre que l’objet, une fois rendu, avait aussitôt été revendu…

D’autant plus que les sommes en jeu sont colossales. Le Musée Leopold, à Vienne, l’a appris à ses dépens l’année dernière, lorsqu’il a voulu récupérer un tableau d’Egon Schiele qu’il avait prêté au Musée d’art moderne de New York. Un tribunal américain, qui l’a fait saisir, a estimé que ses vrais propriétaires étaient les descendants américains d’une famille viennoise contrainte de s’en défaire en 1939. Lesquels ont choisi de vendre le Portrait von Wally au Musée Leopold. Coût de la transac­tion : 19 millions de dollars américains.

« Cela choque beaucoup de gens, dit Robert Holzbauer, responsable de la recherche de provenance au Musée Leopold. Ils pensaient qu’il s’agissait de justice et découvrent qu’il s’agit aussi d’une industrie. Cela ne me choque pas personnellement. Cette industrie, j’en fais partie ! »

La situation des salles de vente qui ont organisé les enchères dans les années 1930 et qui ont encore pignon sur rue est plus délicate. Au cours des dernières années, de grandes entreprises allemandes ont présenté des excuses pour leur rôle dans la Deuxième Guerre mondiale, notamment le recours au travail forcé. Mais les salles de vente – comme Lempertz, celle-là même qui a vendu le plus d’œuvres appartenant à Max Stern, en 1937 – n’ont jamais fait amende honorable.

Dans une lettre publiée par The Art Newspaper, une revue britannique, Karl-Sax Feddersen, un avocat de Lempertz, a fait valoir que cette salle de vente avait toujours eu de bonnes relations avec Stern, même après la guerre : « Alors qu’il s’est battu pour la restitution d’un certain nombre de peintures, il n’a jamais réclamé une peinture vendue dans l’enchère 392. »

Clarence Epstein, un des responsables du Projet Max Stern à Concordia, ne perd pas espoir d’avoir de meilleurs rapports avec Lempertz. « Les dirigeants de Lempertz commencent à prendre ce sujet au sérieux, dit-il. Ils reconnaissent qu’ils ont intérêt à col­la­borer avec nous et que cela posera problème s’ils ne le font pas. »

Si les propriétaires privés d’une œuvre aux origines nébuleuses démontrent qu’ils l’ont achetée légalement, le droit leur donnera raison. Imke Gielen, avocate berlinoise qui passe pour une des meilleures dans ce domaine, est catégorique. « S’ils vous disent non, vous pouvez faire toutes les pirouettes que vous voulez, mais ce sera non dans la plupart des cas », dit-elle. C’est le cas du Musée allemand de la pomme de terre, qui fait valoir qu’il a acheté légalement le tableau de Liebermann que ses héritiers tentent de récupérer sans succès depuis des années.

Max Stern, son compatriote et coreligionnaire, ne pouvait ignorer le sort de l’illustre peintre. Après l’arrivée au pouvoir des nazis, qui le dénoncèrent, lui et son « art dégénéré », Lieber­mann se laissa dépérir. « J’ai moins envie de manger que de vomir », confia le vieillard à un proche avant de mourir, en 1935. Sa femme, apprenant quelques années plus tard qu’elle devait être déportée dans un camp de concentration, se suicida.

En l’état actuel des choses, l’artiste et le collectionneur ne seront pas, même à titre posthume, réunis de sitôt.