Je me suis senti canadien jusqu’à l’âge de 10 ans. A l’école primaire de Clova en Abitibi, une carte du monde pendait au fond de la classe. Je la contemplais parfois, lier de l’immense tache rose que formait mon pays. J’aurais souhaité que l’Alaska nous appartienne; nous aurions alors triomphé sur la mappemonde.
J’ai commencé à douter du bonheur d’être canadien en observant mon père un dimanche après-midi attablé dans la salle à manger. Un Harrap’s à côté de lui, il écrivait, biffait et grognait, n’arrivant à rien. Papa travaillait à l’époque pour la Canadian International Paper Company et devait pondre des rapports pour ses patrons. En anglais, bien sûr: ils ne lisaient pas d’autre langue. Moi, je l’avais apprise dans la rue en jouant avec mes camarades (Clova était un village biethnique: patrons anglophones et employés francophones). L’anglais avait toujours représenté pour moi la langue du plaisir, celle des comics et des films du samedi, projetés gratuitement dans notre école par la CIP.
Mais en le voyant trimer, je pris soudain conscience que l’anglais était aussi la langue du travail et que mon père trouvait ce travail pénible, voire humiliant. « Pourquoi n’écris-tu pas en français ? » lui demandai-je.
Il me regarda, interloqué. A l’époque, on ne se posait guère ce genre de questions. Le pouvoir temporel parlait anglais, l’obéissance français. Tout le monde acceptait ces règles du jeu. Elles formaient les bases de l’harmonie nationale, qui semblaient inaltérables.
Ce jour-là, à mon insu, mon âme canadienne commença à mourir tout doucement.
En 1954, mes parents s’établirent à Joliette. L’anglais disparut de mon univers auditif: cette jolie ville de province ne le connaissait guère et ne semblait pas s’en porter plus mal. Stupéfait, je faisais connaissance avec un autre Québec: celui de la majorité.
Chaque jour, en revenant du collège, je lisais les journaux. Les noms de Barbeau, de Chaput, de Bourgault, y apparaissaient de plus en plus souvent. Ces gens-là lançaient des idées, dénonçaient des pratiques, décrivaient un nouveau pays, non pas celui que les armes nous avaient imposé, mais celui qu’on habitait: le Québec. Attentif, je suivais de loin les événements.
En 1962, je vins habiter Montréal comme étudiant à l’université. Mon univers changea de nouveau. L’anglais réapparut, mais pas l’harmonie que j’avais connue dans mon village. Montréal était manifestement une ville dominée par les anglophones-mais notre soumission à leur égard diminuait. A regarder les enseignes et les affiches, nous avions parfois l’impression d’être des fantômes. Dans les magasins du centre-ville, on acceptait mon argent, mais beaucoup moins ma langue; souvent on la rejetait. Je devais m’humilier pour acheter des bobettes. Histoire mille fois racontée. C’est qu’elle décrit une expérience collective, que Richler, Scowen et Alliance Québec, s’ils étaient écoutés, nous feraient revivre–en nous ramenant aux conditions qui lui ont donné naissance. Je compris que pour être un vrai Canadien, un Québécois devait tailler dans son âme.
C’était le début de la Révolution tranquille. Le Québec duplessiste craquait de toutes parts. René Lévesque émergeait. Comme des milliers de Québécois je découvrais avec ivresse le sens de notre destin. Des données s’accumulaient, accablantes pour le mythe canadien. Je m’en nourrissais. En voici deux: les Québécois francophones ne constituent que 2 % de la population nord-américaine, massivement anglaise. Terrible fragilité. Fait aggravant: leur importance numérique dans le Canada ne cesse de décroître; leur pouvoir aussi. A la naissance de la Confédération» ils comptaient pour un Canadien sur trois; aujourd’hui, ils sont à peine un quatre et bientôt un sur cinq. Si les nations puissantes tiennent mordicus à leur indépendance, combien davantage doit y tenir une petite nation comme la nôtre, tellement plus vulnérable. Qu’on pense aux Louisianais, aux Franco-Américains, aux franco-canadiens, disparus (ou en train de disparaître) parce que sans prise politique sur leur destin. Nous formons le dernier carré. Le Canada ne peut être pour nous qu’une maladie chronique à issue fatale.
En 1977, je crus que la loi 101 avait corrigé partiellement la situation. Mais le Canada refuse farouchement ce Québec où sa langue ne règne plus. La Cour suprême lui sert de hache. La ruse fait le reste. Aujourd’hui, il veut assurer sa mainmise sur- les communications la culture, l’environnement, l’économie: notre vie.
L’entente que Bourassa et Mulroney cherchent à nous imposer à coups de référendums ou de contorsions juridiques va contre nos aspirations profondes et celles du Canada anglais. Les sondages montrent en effet que les Québécois sont prêts à prendre leur destin en main. Quant aux Canadiens, si nous n’acceptons pas leurs conditions (inacceptables), ils aiment mieux vivre à côté de nous qu’avec nous.
J’avais 15 ans lorsque le sort de mon peuple a commencé à me préoccuper. J’en ai 51 et les discussions sur notre avenir dévorent toujours nos énergies. Bien sûr, le Québec a fait des pas de géant depuis. Mais n’oublions pas qu’il a connu des reculs. Le temps et la démographie jouent désormais contre nous. Les francophones constituent encore aujourd’hui les trois cinquièmes de la population de Montréal- mais ils reculent d’un un pour cent par année. Bientôt ils seront minoritaires. La longueur interminable du débat constitutionnel trouve peut-être là une de ses principales explications.
Oui, décidément, être canadien nous coûte trop cher. Comme la Tchécoslovaquie ou la Belgique, ce pays artificiel condamne deux cultures à un combat permanent. La plus forte vaincra: l’anglaise. A moins que nous ne nous donnions un pays. Le mot Québec me parle de liberté, de destin assumé. Le mot Canada, lui, n’exprime en fait que notre absence au monde.