Chapitre un
Fossette
Avant que Fossette n’en vienne à s’appeler Zeenat, elle travaillait à mi-temps chez Rashid et disparaissait tous les soirs au bordel des hijras*. Je fumais à sa banquette même quand les autres pipes étaient libres et nous parlions comme les fumeurs parlent, à l’horizontale, ménageant de longues pauses, et si bas qu’on aurait cru entendre le babil incompréhensible de petits enfants. Je lui posai les habituelles questions ineptes. « Est-ce mieux d’être un homme ou une femme ? » Fossette répondit : « Pour la conversation, mieux vaut être une femme, pour tout le reste, pour le sexe, mieux vaut être un homme. » Ensuite, je demandai si elle était un homme ou une femme et elle hocha la tête comme si on lui posait la question pour la première fois. À l’époque, elle avait dans les vingt-cinq ans, elle avait la manie de secouer la tête pour faire tomber ses mèches devant ses yeux, et elle souriait sans raison particulière, un sourire charmant, d’après mes souvenirs, qui ne laissait en rien présager des métamorphoses qui l’affecteraient plus tard.
« “Femme” et “homme”, expliqua-t‑elle, sont des mots que les autres emploient, pas moi. Je ne sais pas vraiment ce que je suis. Certains jours, je ne suis ni l’un ni l’autre, je ne suis rien. D’autres jours, j’ai la sensation d’être les deux. Mais les hommes et les femmes sont si différents, comment une seule personne pourrait-elle être les deux ? N’est-ce pas ce que tu te demandes ? Eh bien, je suis les deux et j’ai appris des choses, à mes dépens, le genre de choses qu’il vaut mieux ignorer si on veut survivre dans ce monde. Par exemple, je connais maintenant l’amour et cette façon qu’ont les amants de vouloir consommer, être consommés et se fondre l’un dans l’autre. Je connais leur désir de vouloir que deux ne fassent qu’un, et je sais que cela est impossible. Quoi d’autre ? Les femmes sont plus évoluées sur les plans biologique et émotionnel, c’est bien connu, et c’est évident. Mais elles confondent sexe et esprit ; elles ne font pas la distinction entre les deux. Les hommes, tu le sais, distinguent toujours entre leurs deux natures, d’une part l’homme, de l’autre le chien. » Elle ajouta : « J’aimerais t’en entretenir davantage parce que j’ai beaucoup à dire sur cette double nature, comme tu l’auras sans doute deviné, mais à quoi bon ? Il y a peu de chances que tu comprennes… après tout, tu es un homme. »
Elle avait assimilé l’anglais en bavardant avec les clients et apprenait à le lire en autodidacte. Elle connaissait assez l’alphabet pour reconnaître certains mots dans les journaux et revues de cinéma sur lesquels elle tombait, les romans en format de poche oubliés par les clients au khana* ou les inscriptions sur les paquets de détergent et les tubes de dentifrice. Parfois, Bengali lui donnait des livres, le plus souvent d’histoire, mais aussi de philosophie, de géographie et des ouvrages biographiques illustrés avec des titres tels que Grands Penseurs du xxe siècle et Cent Grands Hommes qui ont marqué le monde. Il les dénichait chez les chiffonniers du quartier de Shuklaji Street, haut lieu du commerce des vieux papiers, des nippes, des jouets de seconde main et de camelote en tout genre. Il lui donnait des livres et elle les consultait en cachette, car elle n’aimait pas qu’on la voie lire – elle trouvait qu’elle lisait comme une illettrée. Elle aimait regarder longuement les couvertures, passer le doigt sur les lettres du titre et, quand elle réussissait à comprendre une ligne ou ne fût-ce qu’un mot, elle en avait des frissons dans le dos.
J’étais allongé dans le khana vide, aux heures creuses de l’après-midi, lorsque Fossette me demanda quel livre je lisais.
« Ce n’est pas un livre, répondis-je, c’est un hebdomadaire…
Dans ce numéro il y a un article sur un peintre indien installé à Londres.
– Time. Le temps, quel grand mot pour un si petit livre. Est-ce que ton peintre est célèbre ?
– Pas ici, non. Mais en Angleterre, oui. Il a abandonné ses études. Non, ce n’est pas ça : il a été exclu pour avoir fait des graffitis pornographiques dans les toilettes des garçons. Il s’est inscrit dans une école des beaux-arts et a obtenu une bourse pour Oxford. Nos distingués Anglais l’imaginaient comme une sorte d’érudit mystique de confession hindoue. En réalité, dans ce magazine, il est écrit qu’il peint le Christ avec plus d’assurance que les peintres britanniques.
– Lis.
– “La peinture de l’artiste Newton Xavier est l’expression de la culpabilité catholique pulvérisée au point de provoquer un effet dévastateur. Cet artiste ne peint pas autant qu’il éventre et étripe. Ses Christ altérés sont plus puissants que ceux de Bacon car ils nous arrivent sans cadre référentiel ou, du moins, aucun que nous soyons capables de reconnaître dans un contexte terrestre. Ils sont détachés de l’histoire. Quant à la dimension géographique, ils demeurent résolument hors de portée des îles britanniques et, peut-on supposer, du sous-continent indien. Ils transpirent le sexe, l’hérésie et les interprétations hasardeuses de la psychopathologie de la vie quotidienne, ils…”
– Ça suffit, stop, c’est trop. Fais-moi voir les images. »
L’équipe éditoriale avait eu la bonne idée d’inclure dans l’article plusieurs reproductions de tableaux de Xavier. L’un d’eux représentait un Christ ensanglanté, enveloppé d’épines de la taille de traverses de chemin de fer, silhouette chétive et meurtrie sur fond de giclures de sang. Il y avait également un autoportrait ; et deux nus impitoyables, des corps blancs et mous, bras et jambes écartés sur une plaque d’aluminium, peau morte fripée dans la lumière fluorescente crue. Fossette examina les illustrations en silence. Puis elle me rendit le magazine, plissant les yeux comme si elle ne me voyait pas. Elle dit : « Il a trop de colère en lui pour penser. Tellement qu’il en devient criminel. Il veut mettre de la laideur partout. Il veut tuer le monde. » Et de continuer : « Comment faire confiance à un tel homme ? Comment être d’accord avec lui alors qu’il prétend que les gens sont malades et méritent de mourir ? »
La suite ? Dans le livre…