On n’a plus les alambics qu’on avait!

Exit le gros gin industriel et la vodka sans âme: les microdistilleries québécoises embouteillent les fines saveurs du terroir dans un bel élan de créativité. Et elles remportent un franc succès. 

distillerie1
Les trois associés de la Distillerie Cirka, JoAnne Gaudreau, John Frare et Paul Cirka, et l’ambassadeur de la maison, Romain Cavalier. (Photo: Charles Briand)

Dans un ancien entrepôt reconverti du sud-ouest de Montréal, deux longs tuyaux cuivrés, pareils à d’immenses flûtes traversières, se dressent entre des murs bétonnés. « Celui de droite mesure 24 pi [7,3 m], c’est la plus haute colonne de distillation au Québec », dit JoAnne Gaudreau, l’une des trois associés de la Distillerie Cirka.

Dans la pièce voisine, une suave odeur de maïs cuit flotte dans l’air : c’est le moût qui sert à la fabrication de la future vodka Cirka, la première entièrement fabriquée au Québec, de la fermentation jusqu’à la distillation, avec des grains 100 % québécois. D’ici la fin de l’année, elle devrait être écoulée dans les bars et restaurants qui en feront la demande. Et justement, la demande est là, et elle ne cesse de croître !

Depuis quelques années, les distilleries artisanales sont en plein essor au Québec. En Montérégie, Les Distillateurs Subversifs fabriquent Piger Henricus, un gin infusé au panais ; en Mauricie, la nouvelle distillerie Mariana lancera sous peu un gin aromatisé aux herbes forestières et une vodka au sarrasin ; et en Estrie, l’Absintherie des Cantons travaille à l’élaboration d’une version québécoise de l’absinthe.

« Ce n’est que le début : il y aurait une quinzaine de demandes de permis à l’étude présentement ! » indique le cidriculteur Michel Jodoin, de Rougemont. En 1999, celui-ci fut le premier artisan à obtenir un permis de distillateur au Canada ; aujourd’hui, il fabrique notamment un calvados québécois et une eau-de-vie de pommes.

Après le porto, le vin, les cidres et les bières de microbrasseries, l’engouement des Québécois pour les spiritueux va croissant. D’avril 2014 à mars 2015, leur part de marché a atteint 14,5 % (contre 79,4 % pour le vin), avec des ventes de 664 millions de dollars. « De ce nombre, les ventes de spiritueux québécois ont fait un bond de près de 19 % en une année, pour atteindre 22 millions de dollars », précise Linda Bouchard, porte-parole de la SAQ.

« Si un tel engouement existe, c’est parce qu’il répond à un intérêt général pour la nouveauté et la variété, croit Michel Jodoin. Surtout si le terroir québécois est mis en valeur. »

« Les gens aiment se faire guider dans une dégustation, et quand ils goûtent à un alcool, ils veulent désormais vivre une expérience », affirme Alain Bourgeois, propriétaire du « gin pub » Le Pourvoyeur, à Montréal. Celui-ci propose 80 sortes de gins provenant de partout dans le monde, dont ceux du Québec. « Le gin Ungava compte parmi ceux que nous vendons le plus ; j’en écoule une douzaine de bouteilles par semaine », dit-il.
distillerieFabriqué par le géant du cidre de glace Domaine Pinnacle, ce gin est élaboré à partir de plantes et de baies indigènes du Nord québécois, et il est exporté dans une cinquantaine de pays, grâce à un partenariat avec le magnat des cognacs français Camus. Devant ce succès, le Domaine Pinnacle a aussi lancé le rhum Chic Choc, aromatisé aux épices boréales québécoises, ainsi que la vodka Quartz, en collaboration avec Lise Watier et son époux.

Si la vodka et le gin ont autant la cote au Québec, c’est un peu parce que les cocktails sont à la mode dans les bars, croit Alain Bourgeois. « Mais c’est aussi parce que les Québécois ont une histoire particulière avec le gin : qui n’a pas un oncle ou un grand-père qui buvait du De Kuyper ou qui prenait des “ponces” de gin contre la grippe ? »

Ce succès s’explique surtout parce que le gin et la vodka peuvent être prêts en un mois, contrairement au whisky, qu’on doit laisser vieillir trois ans en fût de chêne. Pour gagner du temps, Les Distillateurs Subversifs ont donc lancé Chien Blanc, un white dog (ou spiritueux de grains) que le consommateur fait lui-même vieillir à la maison dans des barils de cinq litres vendus sur Internet !

Hormis les eaux-de-vie à base de pommes et celles de la Distillerie Cirka, la plupart de ces spiritueux sont cependant fabriqués à partir d’alcool neutre acheté en vrac, essentiellement en Ontario, qu’on redistille avec des aromates québécois.

« On n’a pas d’autre choix, sinon ça nécessite des investissements énormes pour se lancer dans les affaires », explique Joël Pelletier, copropriétaire de la Distillerie du St-Laurent, à Rimouski, qui vient d’embouteiller son premier lot de gin infusé à la laminaire, une algue très présente dans le Bas-Saint-Laurent.

Même si la demande est en hausse, les débouchés ne sont pas énormes, à cause des lois québécoises restrictives, des entraves administratives et du monopole de la SAQ, avec qui les microdistilleries doivent traiter, même pour exporter en privé. Les choses changeront peut-être bientôt : le projet de loi 395 (Loi modifiant la Loi sur la Société des alcools du Québec et la Loi sur les permis d’alcool), déposé à l’Assemblée nationale en 2013 et mort au Feuilleton, pourrait renaître d’ici la fin de l’année et assouplir le cadre législatif.

« Ce que nous souhaitons le plus, c’est d’avoir le droit de vendre nos produits directement à la propriété, comme ça se fait ailleurs en Amérique du Nord, et comme on peut le faire avec le cidre et le vin au Québec », plaide Michel Jodoin.

« J’ai eu des échos que les ministères concernés étaient favorables à l’idée, mais on ne sait trop comment ça va se traduire d’un point de vue législatif », explique Charles Crawford, propriétaire du Domaine Pinnacle et président de l’Association des microdistilleries du Québec, qui regroupe à ce jour six membres.

Son inquiétude est partagée par Nicolas Duvernois, propriétaire de Pur Vodka — la « meilleure vodka au monde », qui a remporté quatre médailles d’or aux Global Vodka Masters de Londres, en octobre dernier. « On parle de modifier les lois, mais aucun producteur n’a jamais été consulté », dit-il. Il souhaite avoir le droit de faire visiter ses installations de Mont­réal et de promouvoir le « spiritourisme », l’œnotourisme des spiritueux.

Dara Djaldi et Charles Crawford, du Domaine Pinnacle, qui fabrique le gin Ungava et le rhum Chic Choc, élaborés à partir d'épices, de plantes et de baies boréales. À droite: Embouteillage de gin de neige à la Face cachée de la pomme. (Photo du Domaine Pinnacle: Charles Briand pour L'actualité)
Dara Djaldi et Charles Crawford, du Domaine Pinnacle, qui fabrique le gin Ungava et le rhum Chic Choc, élaborés à partir d’épices, de plantes et de baies boréales. À droite: Embouteillage de gin de neige à la Face cachée de la pomme. (Photo du Domaine Pinnacle: Charles Briand pour L’actualité)

« On est en train de passer à côté d’une manne touristique : les gens sont prêts à se déplacer pour qu’on leur raconte des histoires de savoir-faire et de réussite », dit l’entrepreneur, qui produit annuellement un million de bouteilles. À la Distillerie Cirka, une splendide salle de dégustation vitrée, qui permet de voir la salle de distillation, est déjà prête à recevoir des visiteurs.

En attendant, les microdis­tilleries sont de plus en plus nombreuses dans le reste du Canada et surtout aux États-Unis, où elles pullulent littéralement. « En 2000, on en comptait à peine une douzaine ; aujourd’hui, il y en a plus de 650 ! » a constaté Joël Pelletier, de la Distillerie du St-Laurent, lors de sa formation en distillerie à Chicago. La métropole du Midwest compte même une distillerie, CH, qui dispose d’un débit de boisson attenant.

Même si ce n’est pas demain la veille qu’on verra ce type de bar-distillerie au Québec, le potentiel du terroir québécois demeure tout simplement énorme, clament les producteurs.

« On a tout ici : des grains et des fruits de qualité, de l’eau pure à profusion et un excellent savoir-faire brassicole », dit Joël Pelletier. Après son gin, le jeune entrepreneur espère élaborer son propre whisky. « Le Bas-Saint-Laurent est un grand producteur d’orge, et il possède d’immenses réserves de tourbe, souligne-t-il. Verra-t-on un jour un whisky sin­gle malt québécois, tourbé comme en Écosse ? Pourquoi pas ! »