Pas de nus dans nos salons!

Une peinture abstraite dans la salle à manger ? Une nature morte dans la salle d’attente ? Les Canadiens sont nombreux à louer des œuvres d’art. À elle seule, la Banque d’art du Conseil des Arts du Canada en a quelque 3 000 en circulation. Et tous les genres sont demandés, sauf un : le nu. Pourquoi ?

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L’esclave blanche, 1888. Cette huile sur toile de l’artiste Jean Jules Antoine Lecomte du Nouÿ fait partie de l’exposition Merveilles et mirages de l’orientalisme, actuellement présentée au Musée des beaux-arts de Montréal. – Photo : © RMN-Grand Palais/Gérard Blot

C’ est pour faire connaître aux Canadiens ces œuvres qu’on ne voit jamais que THEMUSEUM, un musée de Kitchener, en Ontario, a décidé de leur consacrer une exposition. Intitulée Getting Naked, elle rassemble une centaine de nus d’artistes du pays – la Banque d’art du Conseil des Arts du Canada en compterait près de 500, appelés à l’interne les « inlouables ».

THEMUSEUM, tout en donnant au public l’occasion de voir ces tableaux et sculptures, dont bon nombre sont signés par des artistes reconnus, tels John Boyle, Massimo Guerrera et Alfred Pellan, pose la question : pourquoi un registre si marquant pour l’histoire de l’art, abondamment représenté dans les musées, suscite-t-il aussi peu d’intérêt sur le marché de la location ?

À défaut de proposer une réponse précise, le musée jette un éclairage neuf sur des pièces plus souvent cataloguées en fonction de leur sujet que de leur style. « La présentation encourage le public à découvrir ces œuvres selon différents thèmes, plutôt que de les catégoriser comme étant, a priori, pornographiques et controversées », précise le texte d’introduction de Getting Naked.

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Portrait of Laura No. 1, 1973, de Glenn Howarth. – Photo : THEMUSEUM

Qu’en est-il au Québec ? Les clients y sont-ils aussi prudes ? Analays Alvarez, responsable des collections à L’Artothèque, confirme qu’on observe le même phénomène de ce côté-ci de la rivière des Outaouais. « Nous avons seulement une quinzaine de nus sur environ 4 000 œuvres d’art, et de fait, nous ne les louons que très rarement. Que ce soit auprès de notre clientèle de particuliers ou de notre clientèle d’affaires, la demande est quasi inexistante. Les entreprises et organismes sans but lucratif, qui représentent environ 15 % de notre clientèle, ne prennent aucun risque, tout ce qui est susceptible de ne pas faire l’unanimité est écarté. »

Scènes de hammams, massages donnés par des femmes aux seins nus : plusieurs des tableaux de Merveilles et mirages de l’orientalisme, l’actuelle exposition du Musée des beaux-arts de Montréal (jusqu’au 31 mai), ne trouveraient pas leur public, faut-il croire, sur le marché de la location. « Ce que l’on apprécie au musée, beaucoup ne souhaitent pas nécessairement le retrouver dans un hall d’entrée ou une salle d’attente, pour lesquels on privilégie en général le décoratif, le neutre, l’œuvre sans portée éditoriale. »

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Sans titre, 1946, d’Ernst Neumann. Cette eau-forte est en location à l’Artothèque. – Photo : Ernst Neumann © L’Artothèque

Le plus mal-aimé des mal-aimés ? Le nu masculin. « En location, il ne trouve tout simplement pas preneur », constate Analays Alvarez. Ce qui illustre bien le paradoxe, l’histoire de l’art regorgeant d’Adonis flambant nus. La conservatrice de L’Artothèque est toutefois optimiste. « Notre mission, c’est d’abord d’éveiller les gens à ce qu’ils connaissent moins. D’ailleurs, nous voyons clairement les goûts de nos clients évoluer. Au départ, ils sont très prudents, vont vers des couleurs passe-partout, avec une préférence pour tout ce qui est mi-figuratif, mi-abstrait. Peu à peu, ils osent davantage. » Jusqu’à louer des nus ? « On n’y est pas encore ! »

Il semble loin le jour où on verra un bout de sein dans le hall d’entrée d’une banque ou le bureau d’un dentiste.

(Getting Naked, THEMUSEUM, à Kitchener, en Ontario, jusqu’au 31 mai)

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Parian, 2007, de Gregory Payce. Les pièces de cette sculpture en porcelaine découpent, en creux, le profil d’un homme nu. Ces deux œuvres sont présentées dans l’exposition Getting Naked. – Photo : THEMUSEUM