Pour Ernest Hemingway, un bon écrivain doit en savoir beaucoup plus que ce qu’il écrit.
Modiano écrit depuis 50 ans des manuscrits qu’il rature, réécrit, rature à nouveau, jusqu’au moment où il ne peut rien ajouter ni réduire. De ce travail émanent des romans courts, énigmatiques, vaporeux, beaux. La littérature est l’art de se taire, laisse-t-il entendre dans son plus récent, Chevreuse. C’est du Patrick Modiano, des romans parfaits comme un baiser, tel que le chante Vincent Delerm dans Le baiser Modiano, tiré de son album Kensington Square.
J’ai longtemps retardé ce moment où j’écrirais sur Modiano. Comment en parler à ceux qui ne le connaissent pas encore ? La meilleure façon d’imaginer à quoi peut ressembler un roman de Modiano, c’est de penser à un dessin de Sempé. Vous savez, ces illustrations qui ont fait le charme de Paris Match pendant plus de six décennies — Jean-Jacques Sempé est mort en 2022, quelques jours avant d’atteindre l’âge de 90 ans. Ces croquis épurés qui faisaient une page entière, à la fois humoristiques et philosophiques, pleins de tendresse. Rendu célèbre par son travail pour The New Yorker, Sempé avait gardé après toutes ces années la fraîcheur, l’innocence, la simplicité des grands. On s’attardait sur ces images, on y trouvait de nouvelles choses chaque fois. Cela faisait rêver, toujours. L’illustrateur et le romancier ont même publié ensemble un livre pour enfants, Catherine Certitude, en 2015. Modiano, c’est Sempé qui écrit.
Brouillard sur nos vies
Dès son premier roman La place de l’étoile, en 1968, Patrick Modiano installe une atmosphère qu’il ne trahira jamais par la suite. C’est le brouillard le long des quais de la Seine. Une rue qui donne sur un petit square. Une adresse retrouvée par hasard. Des noms dans un bottin téléphonique. Une photo que l’on avait oubliée et qui fait remonter en nous tout un monde enfoui. C’est un père qu’on aurait aimé aimer. Une mère qui était occupée à autre chose. Un enfant trop grand pour son âge. C’était juste avant la guerre, c’était sous l’occupation, c’était dans les années d’après-guerre.
Modiano est né en 1945 à Paris. « C’est un Parisien de Paris ! » aurait pu dire Jean d’Ormesson. Marcheur, il sillonne la ville de long en large depuis plus de 70 ans, un peu à la manière d’un enquêteur de police. Comme si toute vie était au fond une enquête sur nous-mêmes, sur ces vies qui pourraient être les nôtres. Cette écriture qui nous donne l’impression de devoir constamment ajuster nos lentilles. Il joue avec notre grille de pensée. Tout n’est pas net. Il n’y a pas d’absolu. Ceux et celles qui recherchent trop de clarté sont vite éblouis par leur propre certitude.
Il s’intéresse aux gens disparus, comme dans le magnifique Dora Bruder, aux hôtels qui ont changé de vocation, aux maisons dont on a modifié la numérotation, à la vie traquée sous l’occupation, à ce petit café où traînaient des gens louches, mais vrais. « En sait-on vraiment plus sur notre passé que sur celui des autres ? » s’interroge-t-il dans Encre sympathique, publié en 2019. Il écrit sur la lutte de chacun contre l’oubli, sur le temps, sur les murmures de l’histoire, la grande et la petite. Bien que l’on fasse mille parcours à ses côtés dans Paris, on y déambule davantage dans le temps que dans l’espace. « J’ai l’impression d’être tout seul à faire le lien entre le Paris de ce temps-là et celui d’aujourd’hui, lit-on dans Dora Bruder, le seul à me souvenir de tous ces détails. »
Hasards et coïncidences
Le regard de Modiano sur la ville, les gens, ce qui les anime, est toujours un peu celui de l’enfant. Cette façon de questionner, de comprendre des choses comme personne d’autre, d’inventer des histoires. « L’habitude de vivre sur une frontière étroite entre le rêve et la réalité », écrit-il dans Chevreuse. C’est le romancier des non-dits, des énigmes non résolues, des fausses pistes, des impasses. Des choses qui ne se passent pas et qui auraient pu faire de votre vie tout autre chose. « Il y a ainsi des hasards, des coïncidences que l’on ignorera toujours… », lit-on dans Dora Bruder. Modiano, c’est un style et une musique inoubliables. C’est cette singularité qui lui a valu, en 2014, le prix Nobel de littérature. « C’était 1962, mais aussi le dix-neuvième siècle », écrit-il dans Un pedigree, l’un de ses livres les plus connus.
Notre existence est faite de personnes que l’on croise, que l’on revoit, dont on a perdu la trace, qui réapparaissent. De gens dont on a la certitude qu’ils seront dans nos vies pour toujours, puis non. Il y a une forme de mue des gens autour de nous. Et il y a ceux, bien sûr, que l’on croisera jusqu’à la fin. « Des gens que l’on connaît à peine jouent parfois un rôle important dans notre vie », écrit-il dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, roman de 2014, l’année où il remporta le prix Nobel. Dans son discours devant l’Académie suédoise, il a rappelé que « le lecteur en sait plus long sur un livre que l’auteur lui-même ». Modiano est le romancier de ces passages, de ces vies qui se déroulent et se rembobinent sans que nous en ayons toujours conscience. Dans Souvenirs dormants, il questionne : « Qui se souvient réellement qui nous avons été ? »
Je prends des notes de lecture dans mes livres, beaucoup de notes. Pourtant, je remarque que ceux de Modiano en contiennent très peu. On est emporté par son écriture, cette façon qu’il a d’enchaîner des histoires sans qu’on y prenne garde. Puis surgit une phrase que je suis bien obligé de souligner, comme ici dans Chevreuse : « Au bout de cinquante ans, vous avez une vue panoramique de votre vie. »
Modiano crée des images, des mises en abyme, on ne s’étonnera pas qu’il ait participé à l’écriture de scénarios de films et qu’il ait été parolier, notamment pour Françoise Hardy. Dans le New York Times, alors qu’on lui demandait de commenter le récent prix Nobel remis à Annie Ernaux, en faisant un lien entre leurs œuvres, Modiano disait ne pas comprendre ce que signifiait le genre « autofiction ». « Il me semble que tous les écrivains, qu’ils soient romanciers ou poètes, s’inspirent de tout ce qu’ils ont vécu et observé afin de le transposer dans leurs œuvres. »
« En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. Mais j’espère toujours », lit-on dans Dora Bruder.
Merci pour vos articles. Trop plaisant d’en apprendre sur la littérature et vos bons choix d’auteurs. En espérant vous lire encore longtemps. En passant, nous avons les mêmes goûts!