
À Québec, le chemin Saint-Louis, situé dans l’ancienne banlieue de Sillery, n’a rien d’une banale artère. Prolongement de la Grande Allée, rue de prestige de la Vieille Capitale, il offre des vues imprenables sur le fleuve, une concentration hors de l’ordinaire de maisons mères de congrégations religieuses, dotées de magnifiques terrains, et des résidences de prestige, comme le domaine Cataraqui, lieu de réception du gouvernement québécois. Tout cela le classe dans une catégorie à part. Mais la ville et ses tours rattrapent peu à peu ce morceau de campagne, qui fut au XIXe siècle le terrain de jeux des barons du bois en mal de jardins à l’anglaise. Et un affrontement se dessine entre amoureux du patrimoine et promoteurs immobiliers.
Le statut d’arrondissement historique accordé à Sillery en 1964 a jusqu’ici limité les constructions. Cela n’a pas empêché des congrégations religieuses de vendre des terrains à des promoteurs. Comme les Sœurs Blan-ches, missionnaires de Notre-Dame d’Afrique, qui ont vendu leur propriété 4,2 millions de dollars en 2005 au Domaine Benmore. Ce dernier vient aussi d’acquérir, pour la somme de cinq millions de dollars, une partie — l’équivalent d’une douzaine de terrains de football ! — du lot voisin, propriété du collège Jésus-Marie de Sillery, une des écoles secondaires privées les plus huppées du Québec.
Pour l’instant, les projets de construction de condos de luxe restent dans les cartons. À l’excep-tion de la conversion en 2007, par le Domaine Benmore, de l’ancien couvent des Sœurs missionnaires en 16 condos, le paysage n’a pas bougé récemment sur le côté fleuve du chemin Saint-Louis. De l’autre bord de la rue, des boisés ont cependant fait place à des maisons en rangée. Mais voilà que Benmore veut construire autour de 330 condos dans des immeubles de trois à six étages près de l’ancien couvent, un projet nommé Le Domaine sous les bois. Le groupe doit cependant attendre le feu vert du ministère de la Culture et de la Ville de Québec avant de couler les premières fondations.
Le ministre de la Culture, Maka Kotto, a d’ailleurs chargé le Conseil du patrimoine culturel de tenir une consultation publi-que sur le sujet. Les rencontres, tenues en février et en mars, portent sur le plan de conservation de cet arrondissement historique, et donc sur l’avenir des grands domaines religieux. L’orga-nisme rendra son rapport en mai et le Ministère décidera un mois plus tard des règles d’urbanisme à respecter dans cet arrondissement.
Des pancartes pour marquer leur opposition à la vente des grands terrains patrimoniaux sont déjà apparues sur les pelouses impeccables de nombreux résidants de Sillery lors de la dernière campagne électorale provinciale. Désir de privilégiés de conserver leur vue sur le fleuve ? « Il ne s’agit pas seulement d’une volonté de préserver le patrimoine », dit Johanne Elsener, fougueuse porte-parole de la Coalition Héritage Québec.
Avec d’autres, Johanne Elsener rêve de mettre en valeur l’histoire et la culture autour du chemin Saint-Louis, notamment en proposant un circuit de 10 km qui permettrait de découvrir, entre autres, la Maison des Jésuites, une des premières maisons bâties en Nouvelle-France. « Pourquoi ne pas profiter de cet espace vert unique pour attirer les touristes et ainsi désengorger le Vieux-Québec ? » demande-t-elle.
Marc Simard, président de Benmore, se défend de vouloir saccager l’environnement. Associé de l’architecte Pierre Martin, il promet « la campagne en ville » aux futurs propriétaires.
Aux yeux des deux associés, l’ensemble immobilier respecte davantage l’environnement que ce qu’exigent les règlements existants. Ainsi, la majorité du terrain (90 %) resterait libre d’accès. Et la Ville de Québec, bientôt propriétaire de 20 % de ce terrain, pourrait aménager un sentier pédestre le long de la falaise.
« Une ville doit évoluer, tout en respectant le patrimoine. On ne peut pas se figer dans le temps », résume le promoteur.
Une vision que partagent des commerçants comme François Joyet, propriétaire du café-restaurant et de la fabrique Le Traditionnel Bagel Maguire, et président de la Société de développement commercial de l’avenue Maguire. « La dernière cons-truction, Le Boisé des Augustines, date de 20 ans ! Cela fait partie du cycle naturel d’un quartier de diversifier l’offre de logements. D’autant plus qu’à Sillery on a amplement d’espaces verts. On a besoin de se densifier pour relancer l’activité commerciale. »
Selon François Joyet, il devient urgent d’accueillir de nouveaux résidants, car les jeunes familles n’ont pas les moyens de s’offrir les cottages à plus de 500 000 dol-lars des retraités qui habitent là depuis des décennies.
« On veut préserver ces grands espaces, tout comme le fédéral a protégé, en 1907, un emplacement que les gens d’affaires et la municipalité voulaient développer, clame Charles-Robert Dionne, vice-président de la Coalition pour l’arrondissement historique de Sillery. Si on les avait écoutés à l’époque, les plaines d’Abraham n’existeraient plus. »