Paul Auster ou l’éloge de la solitude

Il est l’écrivain des hasards, des coïncidences, des miroirs déformants et des malentendus. Mais surtout de la solitude.

Paul Auster (Photo : Kansallisteatteri / Flickr)

Il y a dans toute vie des chemins qu’on aurait pu prendre et qu’on n’a pas pris. Il y a en chacun de nous d’autres vies possibles. Mille fois, notre route a dévié, parfois sans même qu’on s’en rende compte. Les choix qu’on a fait, ceux qu’on a refusé de faire, ceux dont on n’a même pas soupçonné l’existence. Le courage dont on a fait preuve, parfois. Le regard qu’on a préféré détourner, souvent. Toute l’œuvre de Paul Auster se situe au croisement de ces petites choses qui font de nous qui nous sommes, différent d’un autre. C’est l’écrivain des hasards, des coïncidences, des miroirs déformants, des malentendus et de la solitude, aussi, beaucoup. Non pas de cette solitude qui vous tétanise et vous retient au sol, mais de celle qui apaise, qui guérit, qui fait vivre parce qu’elle permet d’être au plus près de ce que vous êtes.

Paul Auster est l’un des grands écrivains américains d’aujourd’hui. Ayant patiemment tissé sa toile depuis le début des années 1980, il représente désormais un style littéraire à lui seul. Son écriture est simple, fluide, flottante. Ses personnages donnent l’impression de se mouvoir sur un échiquier plongé dans un épais brouillard. C’est un écrivain d’atmosphère, quelque part entre Ernest Hemingway et Patrick Modiano, la force du récit de l’un dans l’écrin de mystère de l’autre. Comme eux, Paul Auster a cette obsession du détail qui change le cours des choses. Chacun de ses livres souligne la profondeur complexe et contradictoire de toute vie.

Le romancier de nos labyrinthes intérieurs

Né en 1947 au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Auster s’est illustré comme l’écrivain de Brooklyn et de Manhattan, quartiers de New York que l’on parcourt avec lui de parc en parc et de rue en rue, un peu comme avec Modiano dans Paris. Mais c’est surtout le grand romancier de nos labyrinthes intérieurs. Depuis L’invention de la solitude, paru en 1982, il revient livre après livre sur ces vies qui auraient pu être les nôtres, ces trajectoires détournées, ces occasions ratées, mais aussi ces hasards qui illuminent nos existences. Avec lui, le sol bouge sous nos pieds et l’on se retrouve toujours en déséquilibre. C’est que tout est vrai et faux en même temps. Et cet incipit de Chronique d’hiver, livre autobiographique publié 30 ans après L’invention, où il réussit à encapsuler à peu près toute son œuvre : « Tu crois que ça n’arrivera jamais, que ça ne peut pas t’arriver, que tu es la seule personne au monde à qui aucune de ces choses n’arrivera jamais, et pourtant, l’une après l’autre, elles se mettent toutes à t’arriver, exactement comme à tout le monde. » Mais ne nous trompons pas, il n’y a pas de fatalisme chez Auster, il n’y a que la condition humaine, la même pour tous et toutes. D’où cette solitude de chacun parmi les autres.

C’est un des écrivains américains les plus adulés en France, où chacun de ses livres — notamment depuis la magnifique Trilogie new-yorkaise, parue aux éditions Actes Sud au milieu des années 1980 — fait l’événement. C’est peut-être parce qu’il parle un excellent français — appris lors d’un passage de quelques années à Paris alors qu’il était dans la jeune vingtaine, à l’instar des Fitzgerald, Hemingway et Baldwin —, mais c’est surtout parce qu’il y a encore en France aujourd’hui, malgré tout ce qu’on dit, un bassin de lecteurs et d’amateurs de littérature parmi les plus riches qui soient. Sur le plateau de La grande librairie, l’émission littéraire de France 5 présentée par François Busnel que fréquente Paul Auster, le grand John Irving ne disait pas autre chose il n’y a pas si longtemps, lui qui rappelait à quel point la place de la littérature en France était encore quelque chose d’unique dans le monde. À la télévision, Paul Auster — physique d’acteur de cinéma et intelligence vive — manie d’ailleurs l’humour et l’autodérision à merveille, ce qui, chacun le sait, fait toujours mouche sur les plateaux.

Il y a une kyrielle de livres et d’études consacrés à Auster et à son travail. Les vies en clair-obscur fascinent toujours. Avec 4321, son plus récent livre, paru en 2017, un pavé de plus de 1 000 pages considéré par certains comme son « grand roman américain » — comme on le dit de Pastorale américaine, de Roth, ou de Gatsby le magnifique, de Fitzgerald —, l’auteur propose une histoire riche, touffue, qui rembobine encore une fois le film de sa vie, réelle et inventée, depuis L’invention de la solitude. Au cœur de ce roman, un personnage démultiplié comme les avatars d’une même personne que l’on verrait évoluer de différentes façons, chacun d’eux rangé dans sa vie à la manière des nageurs dans leur couloir de course. Dans l’œuvre romanesque d’Auster, on croise aussi de curieux personnages du nom de Paul, ou même de Paul Auster, technique aussi utilisée par ses aînés John Irving et Philip Roth. Un peu comme dans nos vies, où nous avons parfois l’impression d’agir tantôt comme nous-mêmes et tantôt comme d’autres personnes, Auster nous rappelle que la démultiplication n’est pas qu’un procédé romanesque, mais qu’elle réside en chacun de nous.

C’est qu’il y a toujours de la distance chez Auster. Ce quelque chose qui nous retient. Le monde est là. On sait qu’il est là. On a cependant du mal à y croire vraiment. Chacun embourbé dans l’histoire de sa vie. « Mais le présent n’est pas moins obscur que le passé, et tout aussi mystérieux que ce que l’avenir tient en réserve », écrit-il dans sa Trilogie new-yorkaise. Aussi, nulle part comme dans Moon Palace, certainement l’un de ses plus beaux livres, on ne ressent aussi puissamment cette tension entre ce passé qui nous retient, qui nous définit, comme dirait Proust, et les possibles qui s’offrent à nous :

« Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?

— Que ça dépend de toi, Fogg. C’est à toi d’agir. »

S’il y a une chose qu’on retient à la lecture de Paul Auster, c’est cette nécessité, pour chacun, d’inventer sa vie. « Nous voulons tous qu’on nous conte des histoires », lit-on encore dans Moon Palace. On cherche son identité dans un monde qui n’a pas de sens. Ou plutôt dans un monde qui a tous les sens. « Le génie d’un homme, c’est de pouvoir gérer des idées contradictoires sans devenir fou », disait quelque part F. Scott Fitzgerald, incidemment l’un de ses écrivains préférés. L’œuvre d’Auster se lit comme une métaphore du labyrinthe dans lequel nous évoluons tout au long de nos vies sans trop comprendre ce qui nous arrive vraiment. Comme dans nos vies, il y a de l’errance dans ses romans. Une recherche constante de sens.

« Tout est donc possible », écrit-il à la toute fin de Revenants, le deuxième volet de la Trilogie new-yorkaise. Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. Puisque rien n’arrive comme prévu, c’est toujours à nous d’agir.

L’auteur a été directeur de cabinet adjoint de la première ministre Pauline Marois. Il a publié Dans l’intimité du pouvoir en 2016 et L’entre-deux-mondes en 2019, aux Éditions du Boréal.

Les commentaires sont fermés.

Grâce à votre très bon article, je débute ma journée avec Paul Auster… un plaisir éprouvé depuis quatre décennies. J’ai relu 4321 pendant la pandémie avec une ferveur que peu d’auteurs me font ressentir.
Merci Monsieur Lebel pour avoir ravivé ces moments privilégiés vécus tout au long de ma vie.

J’en suis très heureux! Auster, c’est aussi une littérature de la douceur. Pas mal, dans nos temps incertains.

J’aime beaucoup Auster. J’ai donc lu ce texte avec plaisir. Dommage qu’il contienne des erreurs, surtout pour parler d’un si grand écrivain.

– Aussi, nulle part comme dans Moon Palace, certainement l’un de ses plus beaux livres, … (et non « ces »)
– « Nous voulons tous qu’on nous conte des histoires », … (et non « compte»)

Quel serait le premier livre de cet écrivain à lire si on ne le connaît… puisque ma curiosité est piqué

Bonne question! J’aurais tendance à croire que « Moon Palace » serait une bonne intro. En tout cas, c’est un roman qui regroupe tous les traits caractéristiques de son œuvre… le mystère, les hasards, etc.

Excellent auteur, excellent article… Mais pour l’amour du ciel, comment la direction de l’Actualité laisse-t-elle passer des fautes d’orthographe aussi évidentes? Pas les moyens de se payer un correcteur? Non, je ne les pointe pas, lisez votre article jusqu’à la fin, si vous ne trouvez pas, démissionnez!

Bravo pour cet article sur ce grand écrivain qu est Paul Auster. On a toujours l impression de se perdre avec lui, de se retrouver entre deux mondes.
Merci !₩