
Enfant terrible de la scène littéraire parisienne pendant cinq décennies, Françoise Sagan aura enfilé, au cours de son existence à tombeau ouvert, romans à succès, accidents de voiture, folles virées au casino et dans les boîtes de nuit, mariages ratés, cures de désintoxication, poursuites judiciaires pour possession de drogue et condamnation pour fraude fiscale. Invivable ? Pas pour Peggy Roche, ancienne mannequin et rédactrice de mode, qui a vécu 20 ans dans l’ombre de l’écrivaine avec une bienveillance maternelle qui ne s’est jamais démentie. Elle fut son grand amour clandestin, pourtant, les biographies la mentionnent à peine. Et sa tombe ne porte aucune inscription.
Ce n’est donc que justice que Marie-Ève Lacasse lui ait consacré des mois de recherche pour « éclairer, avec un violent coup de projecteur, celle qui était restée un personnage secondaire ». Le roman qu’elle en a tiré, porté par une écriture aux tons chatoyants et aux textures somptueuses, révèle une femme de goût autant que de caractère. Un pur éblouissement. (Peggy dans les phares, par Marie-Ève Lacasse, Flammarion, 248 p.)
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Oraisons funèbres
On jurerait parfois que Marie-Claire Blais a des antennes. Dans ses romans, celle que l’on considère comme notre plus grande écrivaine vivante est capable non seulement de syntoniser les voix de l’humanité avec une justesse inouïe, mais aussi de décrire les bouleversements du monde en temps presque réel.
À preuve, le neuvième tome de sa série Soifs, inspiré du cas de Dylann Roof, paraît au moment même où le jeune suprémaciste blanc vient d’être condamné à la peine de mort pour avoir assassiné neuf membres d’une congrégation noire à Charleston, en juin 2015. Celui que l’auteure désigne simplement par « le Jeune Homme » est représenté en prison, où il ressasse les préjugés racistes qui ont perverti son cœur et son esprit — et qui, vu son manque total de repentir, auront raison de son âme aussi.
Pendant que, sur une plage, un cortège de transsexuels s’apprêtent à assister à un concert à la mémoire d’un enfant mort du sida sous l’œil désapprobateur des bonnes gens, le roman se fait plaidoyer contre la discrimination et la peine de mort, assimilées ici à l’hypocrisie extrême de ceux qui se donnent l’autorité morale de juger les marginaux. Marie-Claire Blais fait aussi l’oraison funèbre des victimes de tueries dans les écoles, des migrants noyés en Méditerranée, des vétérans traumatisés, des espèces animales en voie de disparition, de tous les Noirs abattus par des policiers… Un émouvant requiem pour notre époque — et, après l’attentat de Québec, un douloureux rappel que nul n’est à l’abri des crimes haineux. (Des chants pour Angel, par Marie-Claire Blais, Boréal, 240 p.)
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Repartir à zéro
Après avoir vécu 20 ans à Prague, Amanda Pedneault s’apprête à tout quitter — sa carrière de critique culturelle, son mari tchèque qui a perdu la vue, son amant distant, ses deux enfants adolescents, l’inconnue à qui elle écrit des lettres — pour repartir à zéro, ailleurs, n’importe où. Tout comme, plus jeune, elle avait abandonné son île aux Coudres natale, ses parents et amis. Elle n’attend que le signal du départ, dans une galerie d’art où elle s’arrête tous les jours : « … j’ai choisi une œuvre et quand elle sera vendue je devrai dire au revoir à ma présente vie qui ne me convient plus ».
Ce n’est pas par manque de cœur qu’elle agit ainsi, au contraire. Elle refuse simplement de se consacrer à un être unique, exclusif. Par l’intermédiaire du parcours affectif atypique de sa narratrice, héroïne inoubliable, l’auteure Mylène Bouchard propose une réflexion brillante sur la profondeur de l’amitié, qui déboulonne le mythe du grand amour et bouleverse la hiérarchie des sentiments. (L’imparfaite amitié, par Mylène Bouchard, La Peuplade, 400 p.)
Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2017 de L’actualité.