Poète du vertige

La poésie, c’est du bungee, dit Hélène Dorion, première Canadienne à décrocher le prestigieux prix Mallarmé. Elle n’hésite pas à sauter dans le vide… et on se surprend à la suivre.

La voie de la poésie est pierreuse et obscure. Pourquoi diable s’y être engagée à 25 ans, quand on a des neurones plein la fabrique à frisettes? C’est la question que j’avais posée à Hélène Dorion lors d’une entrevue pour un quotidien, en novembre 2002. Elle avait répondu en cinq mots. «J’ai besoin du vertige…»

Ce jour-là, j’ai su ce qu’est la poésie. Ni jolis vers ni envolées lyriques. Non: la faculté de changer une vie en quelques syllabes. Peu après, je renonçais à mon boulot dans un journal pour devenir reporter à la pige; un choix périlleux, mais aussi, je l’espérais, respectueux de mes aspirations profondes.

«La poésie est un sport extrême en ce sens qu’elle propose de vivre pleinement, acquiesce l’écrivaine de 49 ans. C’est du bungee! Le vertige, l’abîme. Est-ce que je vais remonter?»

La trapéziste du verbe, elle, a atteint des sommets. En 2006, le quotidien The Gazette la classait parmi les personnalités de l’année. «Avec le chef d’orchestre Kent Nagano et le hockeyeur Cristobal Huet. Ça prouve que les poètes peuvent apporter quelque chose à la société, non?»

Elle s’évapore dans un rire vibrant et sonore — une bourrasque dans une corde à linge.

Dans une autre vie, Hélène Dorion a dû parcourir le Japon en kimono. Un maître zen déguisé en petite blonde aux yeux pers! Elle a une présence paisible, un regard lumineux, une voix grave qui semble monter du ventre, comme une respiration profonde. Ses propos coulent de source, si clairs et si nets qu’on voudrait les imprimer tels quels (voir l’encadré). Un vrai charisme intellectuel.

Elle est sans doute le seul poète à avoir jamais fait office de cadeau d’anniversaire. C’était l’an dernier, pour les 50 ans d’une Montréalaise. Invitée en secret par des amis de la jubilaire, elle s’est pointée à la fête. La lectrice a fondu d’émotion… comme son écrivaine-culte. «C’est quand même extraordinaire, s’étonne celle-ci, touchée au cœur. Je n’écris pas du Harlequin.»

En novembre 2005, Hélène Dorion est devenue la première Canadienne à remporter le prestigieux Prix de poésie de l’Académie Mallarmé, décerné en France par un jury d’une trentaine de poètes. En 2006, consécration! Elle décroche le Prix du Gouverneur général pour son recueil Ravir: Les lieux; elle se voit consacrer une rétrospective de 800 pages, Mondes fragiles, choses frêles (L’Hexagone); elle est élue membre de l’Académie des lettres du Québec, comme jadis Rina Lasnier et Alain Grandbois. Bibliothèque et Archives Canada s’empresse d’acquérir ses carnets de notes et manuscrits.

Avec ses 21 titres, dont plusieurs ont été réimprimés, et ses 14 livres d’artiste, l’auteure appartient au club des poètes québécois les plus lus. Ici et ailleurs, puisque ses vers sont traduits en huit langues. «Elle est la plus connue et la plus accessible, grâce à la transparence de son écriture, qui donne accès à une expérience du monde. Elle crée des lecteurs pour la poésie», croit Paul Bélanger, patron des Éditions du Noroît, où ont paru plusieurs de ses recueils.

«Hélène Dorion dit notre quête de lumière. Dans un monde bruyant et bavard, les lecteurs ont besoin de cette ouverture», explique le poète Pierre Nepveu, professeur de littérature à l’Université de Montréal. Elle a un style épuré, intemporel, limpide… en apparence. «Quand on lit ses poèmes, on les croit très simples. Quand on les relit, on se rend compte de leur complexité!»

Lire Hélène Dorion, c’est partir avec elle à la recherche du sens de la vie. Un périple qu’elle évoque dans Un visage appuyé contre le monde (1990): «Aurons-nous le temps d’aller très loin / de traverser les carrefours, les mers, les nuages / d’habiter ce monde qui va parmi nos pas / d’un infini secret à l’autre […] / je ne sais pas encore.»

Ses vers méditatifs remuent dans nos mémoires les questions existentielles enfouies au plus creux. D’où venons-nous? Où allons-nous? Et surtout, qui sommes-nous? Aventures d’un peu d’air et de sang, pulsations d’ombres et de lumières, collisions de particules arrachées à l’univers, petites infinités endiguées sous le réel. Sans bord, sans bout du monde (1995) traite d’amour; Les murs de la grotte (1998), d’histoire; Portraits de mers (2000), de voyage initiatique. Des livres «où on entre seul et dont on ressort épousé», s’est émerveillée la chroniqueuse Josée Blanchette.

Ce chant métaphysique réverbère la voix lointaine des philosophes présocratiques (Parménide, Héraclite) ou encore de Nietzsche, de Sartre, de Camus. Car Hélène Dorion est bachelière en… philosophie. «Je suis devenue poète à mon insu. La génération spontanée!» blague-t-elle.

Allons donc. «Toute petite, elle jouait à écrire en dessinant des vaguelettes, raconte sa sœur aînée, Joanne Dorion, productrice télé. Déjà, ça se profilait: c’était une intellectuelle.»

Elle naît le 21 avril 1958, à Sainte-Foy, banlieue de Québec. Papa Raymond vend des systèmes de chauffage-ventilation et dévore les journaux; maman Paule joue du piano. Enfant secrète et solitaire, la benjamine a un cerveau vorace qui en impose aux religieuses de l’école Notre-Dame-de-Bellevue. Elle a aussi une sacrée poisse. En quelques années, elle est victime d’un accident de voiture, puis d’un incendie, elle subit deux opérations et faillit se noyer! Ces événements formeront la trame de son récit impressionniste Jours de sable, prix Anne-Hébert 2004.

Puis, un jour, elle découvre les vers de Jacques Brault. «Les mots n’étaient plus des corridors qui laissaient passer le sens, mais une matière, comme celle d’un tableau», souffle-t-elle, encore sous le charme. Après sa maîtrise en création littéraire à l’Université Laval, elle publie L’intervalle prolongé, suivi de La chute requise, en 1983: «la fissure tient lieu / de regard / j’explore / ce vide».

«Je trouvais ça un peu éthéré, désincarné, confesse en souriant Pierre Nepveu, qui avait critiqué ce premier recueil pour Lettres québécoises. Mais Hélène Dorion a construit une œuvre exemplaire par sa fidélité à elle-même. Elle a su maintenir un ton dépouillé sans se répéter.»

À 26 ans, l’écrivaine déménage à Saint-Jérôme pour un contrat de trois mois comme professeure de littérature au cégep. Quand arrive la permanence, que fait-elle? Elle part, bien sûr! Vertige oblige. Elle sera codirectrice des Éditions du Noroît, de 1991 à 2000, avant de se consacrer toute à sa passion. «Dès que j’ai ouvert le carton contenant les exemplaires de mon premier recueil, j’ai su que j’étais sur un chemin d’écriture. Et j’ai décidé que j’y resterais, tout en pressentant qu’il y aurait des exigences.»

Elle s’interrompt, regarde par la fenêtre. Dehors, février pourchasse la poudreuse sur le lac Connelly. C’est là qu’elle vit, dans une grande maison aux plafonds en bois de grange, à Saint-Hippolyte, dans les Laurentides. L’été, elle sillonne le lac à bord de son voilier, se promène avec son bouvier des Flandres, prend ses repas végétariens sur la véranda. «J’ai des amis qui trouvent que je vis loin. Au contraire, je suis au cœur des choses! Ce sont eux qui sont loin!» Et elle rit derechef.

Pas très poète torturée, Hélène Dorion. «C’est une grande sensible, facilement blessée. Mais elle aime avoir du plaisir. Ses nombreux amis vous diront combien elle est drôle. Un vrai singe», dit avec amour sa sœur Joanne.

«Ce qui me frappe le plus chez elle, c’est sa concentration quand on lui parle, explique Stéphanie Béliveau. Tout s’arrête autour. Elle écoute.» L’artiste multidisciplinaire crée actuellement des eaux-fortes inspirées d’œuvres récentes de la poète, pour un livre d’artiste à paraître cet automne. «Elle a un œil très sensible aux formes, aux couleurs, aux symboles. On comprend que ses poèmes soient pleins d’images.»

Intoxiquée de peinture, l’écrivaine a conçu 14 livres en duo avec des artistes et un charmant livre pour enfants, La vie bercée, avec l’illustratrice Janice Nadeau. Chez elle, des œuvres originales sont piquées sur chaque mur. «C’est comme avoir plusieurs fenêtres, explique-t-elle. Ça laisse entrer d’autres paysages…»

Dans la maisonnette où elle a installé son bureau, à deux pas de sa résidence, les placards sont convertis en bibliothèques, la cuisine est bourrée de papeterie, la salle de bains équipée d’un photocopieur! Sur une table en bois balafrée d’une coulure d’encre, elle rédige ses poèmes, parfois à la plume, sans se presser. «John Updike dit qu’écrire est un métier comme un autre, de 9 à 5. Si c’est vrai, ça ne m’intéresse pas, rigole-t-elle. Pour moi, c’est une démarche intérieure. J’ai davantage l’impression de m’écouter que de m’exprimer.»

Près de son ordinateur, La promenade au phare, de Virginia Woolf. Après deux décennies de pure poésie, Hélène Dorion prépare — ô mystère — un premier roman. Et deux recueils. L’un s’intitule provisoirement Comme livres d’amour et tourne autour du mot «cœur». L’autre, 80 GB, est une étude intuitive sur les nouvelles technologies. Le téléphone cellulaire, Internet… «Toutes ces petites dépendances changent nos rapports avec les gens, avec le monde, avec nous-mêmes, s’inquiète-t-elle. On fait mille choses et aucune en même temps. À trop vouloir l’instantanéité, on perd le sens de l’instant.»

La poésie, à quoi ça sert de nos jours? À comprendre le monde, répond l’auteure. L’émotion mène à la connaissance, tout comme la raison. «Quand j’écris un poème à propos d’un arbre, je ressens ce que c’est que d’avoir du vent dans les feuilles. J’agrandis l’expérience d’être au monde.» La poésie accroît notre sensibilité et, par ricochet, notre intelligence des choses. Prenez l’écologie. «On parle de pluies acides, mais beaucoup de gens y restent encore insensibles. Si — par miracle — j’arrive à leur faire sentir ce que c’est d’être un arbre, peut-être qu’ils le verront comme un être vivant, et non plus juste comme cette chose qui perd tout le temps des feuilles!»

Branchée sur le contact humain comme un ordinateur sur l’électricité, la poète visite les plus modestes clubs de lecture, donne souvent des conférences. Lorsque quelqu’un prend ses poèmes comme «une main tendue», alors elle considère qu’elle a réussi. Ainsi, cette désespérée rencontrée il y a 15 ans lors d’une lecture publique, en France, qui lui a écrit récemment une lettre heureuse pour lui dire combien ses livres l’avaient aidée…

Pourquoi avoir choisi la poésie, Hélène Dorion? Parce que, écrit-elle dans Portraits de mers: «Je n’ai pas de réponse, ma vie tient à ce fil / de poèmes lentement édifiés. / S’y élève et s’y brise. Telle est ma demeure / et telle, ma destinée.»