Toutes les cultures du monde ont leur manière de dire directement ou indirectement « non ». Les anglophones, et plus précisément les Britanniques, disent «I hear you» («je vous entends») pour annoncer un désaccord. Les Japonais ne disent jamais «non» à un supérieur ou à un client. À Tokyo, Kyoto ou Osaka, un commerçant à qui l’on demande un article qu’il n’a pas en stock va tergiverser : «Laissez-moi voir si j’ai ça dans la réserve», «Je vérifie dans les catalogues», «C’est un peu compliqué». N’importe quoi pour éviter d’avoir à dire non à un client. Par politesse, le client japonais répond alors : «Ne vous en faites pas. Je sais où le trouver ailleurs.» Et le marchand, soulagé, lui dit : «Sayonara.»
Les Français, eux, disent «non», tout simplement. En fait, ils disent non pour tout, tout le temps, sans état d’âme. Ils vont dire non même s’ils voudraient en réalité dire «oui». Tout l’art consiste à comprendre les divers sens qu’un non peut prendre.
Il y a bien des façons de dire non pour un Français. Si les circonstances obligent à être poli, ce sera «Je suis désolé», «Ça ne va pas être possible» ou d’autres formules étranges comme «C’est la France» (sur un ton exaspéré) ou «Ça n’existe pas» (plus catégorique). Mais la plupart du temps, ils n’hésitent pas à être très clairs : «Non», «Pas question», «Impossible».
Les Français disent tellement non à tout propos qu’ils finissent par dire non à non et par se contredire. C’est pourquoi ils ont dû inventer une manière de démêler leurs conversations : cette solution, c’est «si», qui n’existe pas dans beaucoup de langues — et certainement pas en anglais. Les Québécois, qui n’ont pas le non facile, connaissent le si, mais l’emploient très peu et souvent mal, car ils y voient une espèce de oui emphatique. C’est d’ailleurs ainsi que l’interprètent la plupart des étrangers. «Si» n’est pas «oui» : il sert à contredire une affirmation négative. «Luc n’est pas venu ?» Dans le cas où Luc est bien venu, la réponse est «si». C’est clair, non ?
Le non, quelle que soit son expression, est un concept fondamental dans la mentalité des Français. De façon superficielle, il porte en lui une puissance démocratique, comme un réflexe «républicain» (au sens français du terme). Après tout, l’objet de la Révolution est bien l’affirmation du droit irrévocable pour chaque citoyen de refuser. Le non à la française a donc un petit air de revanche des petits, des obscurs et des sans-grades (d’après la tirade de Flambeau dans L’aiglon, d’Edmond Rostand, 1900).
Paradoxalement, le non est aussi l’expression d’un autre principe fondamental aux Français, l’autorité. Tout ce qui n’a pas été autorisé explicitement est refusé par défaut. Les enfants sont formés très tôt à fonctionner dans ce cadre. Ceux qui mènent ont le pouvoir de dire non, et ils ne s’en privent pas. C’est le pouvoir du fonctionnaire, du parent, de l’autorité. Une des grandes réformes de François Hollande, que nous avons vue entrer en vigueur en 2013, consistait à modifier l’appareil administratif pour qu’il fonctionne à partir du «oui». Une des 200 premières mesures de simplification administrative oblige l’État à répondre à toute demande en 60 jours — ce qui, en soi, est une petite révolution. Et le gouvernement a mis la barre encore plus haut en décidant que la réponse par défaut serait oui, alors que depuis toujours c’était non — eh oui ! C’est le principe du «silence vaut accord», entré en vigueur en novembre 2014.
La raison fondamentale du non omniprésent est une crainte très puissante dans la société française, peut-être la plus profondément ancrée : la crainte de la faute.
Pendant longtemps, nous avons cru, comme tous les étrangers, que la propension des Français à dire non était une sorte de tropisme inexplicable qui ne suivait aucune logique particulière. Vus de l’extérieur, on dirait souvent que les Français disent non pour s’amuser et pimenter la conversation. Et c’est souvent le cas. Dans bien des cultures, notamment en Amérique du Nord (tant chez les francophones que chez les anglophones), le dialogue se fait d’un commun accord et on essaie de respecter une certaine harmonie. Pour les Français, un oui est un cul-de-sac. Un non franc manifeste plus de caractère qu’un oui de complaisance. Mais cette dimension de «joute verbale» que prend le non omniprésent des Français est superficielle. Il y a en réalité autre chose.
Nous avons mis quelques années à comprendre que la raison fondamentale du non omniprésent est une crainte très puissante dans la société française, peut-être la plus profondément ancrée : la crainte de la faute. Tout part de là. C’est peut-être même la crainte suprême de la société française. Il y en a plusieurs sortes : la crainte de ne pas savoir, la crainte du ridicule.
À chaque société ses peurs. Les Nord-Américains, eux, redoutent de ne pas être aimés et d’être rejetés. C’est universel. C’est ce qui explique les immenses sourires, même dans les situations les plus désespérées, les tentatives pour éviter la dispute — et si la dispute devient inévitable, la recherche quasi immédiate d’un terrain d’entente —, la nécessité de ne pas trop montrer son autorité, le réflexe de dire qu’on ne sait pas même quand on sait — c’est une manière de tendre la main —, le réflexe de s’excuser et de se blâmer même quand ce n’est pas notre faute — toujours pour s’assurer qu’il n’y aura pas de heurt. La faute est peu de chose au regard du véritable risque, qui est celui du rejet.

Une des grandes craintes des Français, peut-être la plus grande, c’est d’être pris en faute. Elle se cache derrière presque tous les non qu’on vous riposte. Ce n’est pas tant que les Français veulent déplaire. Mais pour eux, l’impératif de plaire passe après celui de ne pas être pris en faute et blâmés.
Les anglophones ont beaucoup de mal à comprendre cette notion de faute telle que les Français l’entendent. La faute recouvre de multiples notions : l’ignorance, l’acte criminel, la négligence. La plus simple illustration en est la notion de «faute de langue». C’est très curieux, une «faute», d’autant que dans la plupart des autres langues on se contente de faire des «erreurs» ou des «méprises» (c’est le sens étymologique exact de «mistake» : «méprise»). Les Français, eux, font des fautes. La faute est une chose grave. Elle évoque le péché. Il est fascinant qu’une société qui se dit si laïque ait intégré un concept aussi religieux. «Pire qu’un crime, c’est une faute», dit Joseph Fouché, ministre de la Police de Napoléon, en apprenant l’exécution du duc d’Enghien.
La différence entre une faute et une erreur, c’est finalement la dimension de responsabilité personnelle. Une faute a forcément des répercussions pour la personne qui la commet. Cette personne est l’« auteur » de sa faute, ce qui engage fortement sa responsabilité morale.
Dans le droit français, notamment dans le droit du travail, il existe plusieurs degrés de faute : faute simple, faute grave, faute lourde, faute inexcusable, faute matérielle. La différence entre une faute simple et une faute lourde n’a rien à voir avec son coût ou l’importance du dommage. Pour une faute simple, l’individu a manqué à ses obligations par insouciance, incompétence ou stupidité. La faute lourde ajoute la notion d’intention de nuire ou de négligence. Ça, c’est vraiment grave.
Dans le droit français, très marqué par l’Inquisition, la confession a une valeur suprême : il n’y a pas de preuve plus forte qu’un aveu de culpabilité — admettre qu’on a commis une faute. Vous n’entendrez donc jamais un Français dire que tel problème est sa faute. Les Québécois disent cela à tout propos, mais jamais les Français. Cela reviendrait à plaider coupable. C’est pourquoi un étranger doit absolument bannir ce mot de son vocabulaire quand il arrive en France. Cela ne peut que lui attirer des ennuis. Ça ne doit jamais être votre faute.
Il devient alors aisé de comprendre pourquoi, même pour des manquements insignifiants, les Français vont faire des pieds et des mains pour éviter tout reproche — même imaginaire. Or, un reproche arrive vite. Dire non est la pirouette la plus sûre pour se tirer d’affaire — et, en prime, rejeter la faute sur autrui.
Heureusement, chez les Français, le non est souvent un oui déguisé, ou un «noui». L’astuce est de trouver le moyen de le faire sortir.
Cette crainte de la faute produit d’étranges comportements et des conversations surréalistes. Au printemps 2013, Jean-Benoît a donné une série de conférences sur la francophonie en Belgique. Il en a profité pour passer par Paris et rencontrer un éditeur qui venait de publier notre dernier livre sur la langue française. Quelques minutes avant d’arriver, il a donc appelé la responsable du service de presse, Élodie Royer, sur sa ligne directe, pour lui faire savoir qu’il aurait quelques minutes de retard.
«Pas de souci. Je vous attends», dit-elle avec entrain.
Et lorsque Jean-Benoît arrive, la réceptionniste de la maison d’édition appelle Élodie. C’est là que commence un dialogue insensé.
«Vous aviez rendez-vous ? demande la réceptionniste à Jean-Benoît, en gardant le combiné à l’oreille.
— Oui, je viens juste de lui parler.
— Et votre prénom est ?
— Jean-Benoît.
— Et vous êtes ?
— Un de vos auteurs.
— Oui, c’est un M. Jean-Benoît Nadeau… Oui, Nadeau… Il dit qu’il est un de vos auteurs… Très bien. Mme Royez vous recevra après sa réunion.»
Jean-Benoît va s’asseoir en croyant être devenu fou. Comment Élodie, à qui il venait tout juste de parler, pouvait-elle l’avoir oublié ? À moins qu’il n’y ait une espèce de code de bureau auquel il n’avait rien compris ? Après avoir passé une demi-heure à se faire du mouron, Jean-Benoît retourne voir la réceptionniste, avec une idée en tête.
«Est-ce qu’il n’y aurait pas par hasard deux Élodie Royer qui travaillent ici ?
— Non.
— Parce que j’ai parlé à Élodie cinq minutes avant d’arriver et ça n’a aucun sens : elle m’avait dit qu’elle m’attendait. Elle n’aurait pas eu à vous demander qui je suis.
— Laissez-moi voir… Euh, nous avons Royez et Royer. Voulez-vous voir -ez ou -er ?
— Royer, -er.
— Mais il fallait le dire, monsieur !»
Jean-Benoît est resté là, stupéfié, jusqu’à ce qu’arrive la bonne Élodie.
Ce genre de malentendu peut arriver n’importe où dans le monde. Mais sa conclusion est on ne peut plus française : la réceptionniste, murée dans sa crainte, a tout fait pour blâmer Jean-Benoît. L’erreur était pourtant mineure, mais le fait est qu’elle pouvait être mise en faute. Sa seule façon de s’en sortir était de rejeter la faute sur Jean-Benoît, qui aurait dû, selon elle, prévoir toutes les orthographes possibles de Royer et les lui épeler.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les Français ont une grande capacité d’écoute, mais seulement après avoir dit non. Cela demande une certaine ténacité, et beaucoup de paroles, mais l’on parvient presque toujours à trouver le oui qui se cache sous le non. Heureusement, chez les Français, le non est souvent un oui déguisé, ou un «noui». L’astuce est de trouver le moyen de le faire sortir.

Même si les Français nous servent du «non» à toutes les sauces, les étrangers doivent comprendre une chose essentielle : les Français prennent rarement un non pour une réponse et il faut faire en France comme les Français. Le non à la française est rarement un refus de s’engager ou une fin de non-recevoir. En réalité, c’est le contraire. La plupart des non, même les plus catégoriques, signifient «continuez de parler». Ce non n’est pas un mur : c’est un trampoline qui permet à la conversation de rebondir. C’est une invitation à la conversation, une position de négociation, le signe qu’on attend autre chose. Comme pour des négociations dans le souk, les interactions avec les Français sont toujours plus aisées quand les deux parties ont établi leur position. Le non est donc un point de départ. Un étranger ne devrait pas prendre pour une réponse un non qui sort de la bouche d’un Français avant d’en avoir compris la raison.
La seule chose à faire quand vous vous heurtez à un non est donc de continuer à parler. Julie en a fait l’expérience en allant chercher son titre de transport pour le métro. Pour obtenir une carte mensuelle, il faut montrer patte blanche. Cela consiste à présenter toute une série de justificatifs de domicile. Malheureusement, Julie n’en avait aucun sur elle. La perspective de devoir se retaper deux fois 30 minutes de métro pour repasser à la maison afin de les chercher n’était guère réjouissante. Elle a donc entrepris de convaincre la fonctionnaire derrière le guichet.
«Je vis à Paris, mais je viens à peine d’arriver, alors je n’ai pas de justificatif de domicile sur moi.
— Je suis désolée, madame», lui a répondu la fonctionnaire, ce qui était déjà encourageant, même si c’était non.
Julie pouvait clairement voir que la fonctionnaire, par son langage corporel, ne refermait pas la porte complètement. Julie a continué de parler, en utilisant certaines expressions du jargon administratif français.
«Je n’ai pas non plus le livret de famille. C’est mon mari qui l’a pris pour les démarches à la caisse primaire d’assurance maladie, pour la carte Vitale.»
La fonctionnaire secouait encore la tête par réflexe, mais moins catégoriquement. Julie a poursuivi dans ce sens.
«Mais nous avons quand même de la chance», a-t-elle dit en tirant une de nos filles vers elle. «L’école primaire est juste en face de chez nous.
— Quelle école ?» Maintenant, la fonctionnaire souriait.
Tandis que Julie lui parlait de l’école de l’Arbalète, la fonctionnaire est allée sur Google, a vérifié la rue, puis a souri à Julie, qui ne savait pas encore que la fonctionnaire était en train de prendre sa photo. «Bienvenue à Paris», lui a-t-elle dit en lui remettant sa carte. «Qu’est-ce que vous pensez du système scolaire français ?»
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2019 de L’actualité.
Ici, on a des campagnes de sensibilisation contre les agressions sexuelles scandant Quand c’est non, c’est non! Ici ça semble être assez clair!
Ça ne marcherait pas en France! Parce qu’en France, quand c’est non, ça peut voulir dire de continuer…