Réjean Ducharme par sa mère

Un document exceptionnel : la seule entrevue que la mère de l’écrivain ait jamais accordée. Un inédit ou presque…

Printemps 1967, Gallimard publie le deuxième roman de Réjean Ducharme, Le nez qui voque. « Hier, dit le narrateur, j’ai quitté mes parents et l’île qu’ils habitent au milieu du fleuve Saint-Laurent… J’ai marché jusqu’à Berthier… » En lisant ça, je me dis : ça ne peut être ailleurs qu’à l’île Saint-Ignace, juste en face de Sorel !

Mon copain Martial Denis et moi avons 15 ans, faisons vivre les deux libraires de Sorel et vouons un culte à Ducharme. S’il était dans les parages ? Martial me propose d’aller voir.

Ducharme est insaisissable, mais nous connaissons maintenant la cachette où il a écrit ses premiers romans. Faute de pouvoir saluer l’homme invisible, pourquoi ne pas aller interroger sa mère, son frère, ses sœurs… et publier l’entrevue dans le journal étudiant ?

Traversier, auto-stop… Nous nous arrêtons devant une petite maison au toit en double pente, plantée devant un étang, au milieu d’une plaine verte et mouillée. La maison de L’Ava… Le modeste rez-de-chaussée n’a de place que pour une cuisine-salle à manger et un minuscule salon lambrissé. Un escalier mène aux chambres. Pas de Réjean en vue, bien entendu. Le père, Omer, chauffeur de taxi de son état, est sans doute au travail. Mme Ducharme est assise à la table, en train de lire Le nez qui voque avec, à côté d’elle, un Petit Robert : elle bute régulièrement sur des mots rares, explique-t-elle sans façon. Nos questions naïves ne semblent pas la déranger : pendant une heure, cette femme simple et douce trace le portrait affectueux d’un enfant prodige fragile et facétieux, d’un sportif et d’un perfectionniste.

Réjean a un frère, Denis, et deux sœurs, Carmen et Diane. Celle-ci, à un moment donné, prend part à l’entrevue. Elle a une vingtaine d’années et enseigne. Belle, ronde, vive et volubile, elle nous montre fièrement la collection de disques de son frère le plus célèbre : Brel et Félix y côtoient Beethoven et Schönberg.

Mme Ducharme ouvre l’album de famille et nous montre une photo de Réjean, de profil, prise au cours d’une fête familiale — mais comme elle est un peu floue et marquée d’un pli, le photographe, qui vient d’arriver, trouve inutile de la reproduire. Tant pis : depuis 25 ans, on se contente des deux mêmes photos…

Les deux femmes que nous avons rencontrées sont aujourd’hui disparues. La mère de Réjean Ducharme est décédée peu après la remise du prix Gilles-Corbeil à son fils, en 1990. Son père était mort vers 1970. Quant au fantôme des lettres québécoises, il a aujourd’hui 53 ans et n’a jamais accordé d’entrevue. Mais ce que nous a dit sa mère ce jour-là, et qui ne fut publié qu’une seule fois à Sorel, à 2 500 exemplaires, dans le journal étudiant In formo, numéro du 14 juin 1967, reste inchangé. Selon ses proches, l’homme est resté le même.

— Madame Ducharme, l’attitude de Réjean envers sa famille a-t-elle changé à l’occasion de ses récents succès littéraires ?

— Non, il est aussi modeste qu’avant. Ce n’est pas un garçon qui se vante ou se fait remarquer. Même, il n’aime pas le succès qu’il a obtenu : il a déjà dit que, s’il avait su tout le bruit que ça provoquerait, il n’aurait jamais fait publier ses œuvres.

— Vient-il souvent à la maison ?

— Non, pas tellement. Il écrit des lettres plutôt. Il vient le moins souvent possible, et toujours à l’improviste, sans se faire annoncer (très tard le soir ou très tôt le matin). Il ne veut pas se faire découvrir.

— Pourquoi cette tendance à vouloir passer inaperçu, à se replier sur lui-même ?

— Parce qu’il n’aime pas la société. Il veut vivre absolument seul. Il dit qu’il se sent de trop quand il est avec d’autres. Il se croit dans l’incapacité de dialoguer avec un autre, en particulier avec un journaliste. C’est pour cela qu’il n’accorde pas d’entrevues — il veut rester indépendant, libre. S’il en accordait une à un journaliste, il devrait en accorder à tout le monde. Et c’est cela qu’il veut éviter à tout prix.

— Lit-il toutes les critiques qui le concernent ?

— Oui, mais il est très sensible aux critiques.

— Comment se comporte-t-il avec les journalistes ?

— Il essaie le plus possible de les fuir. Il est souvent moqueur avec eux. Pour les dérouter, il affirme quelquefois le contraire de ce qu’il pense. Par exemple, il avait écrit à Jean Montalbetti, de Paris, qu’il écrivait pour ne pas se suicider. C’était une boutade. Après la parution de l’article, il m’a raconté qu’il était très amusé du fait qu’ils avaient mis ça en gros titre…

— À l’école, s’entendait-il avec ses compagnons ?

— Il était plutôt leur souffre-douleur. Ils étaient toujours sur son dos. Lui, il n’osait jamais se défendre. Il venait me voir et il me racontait ça. Aujourd’hui, il est contre l’injustice sous toutes ses formes, parce que l’injustice entrave la liberté.

— Pourquoi n’était-il pas capable de s’adapter ?

— Il a toujours été plus mûr que les enfants de son âge. Il était en avance sur les autres. C’est pourquoi il exigeait beaucoup, peut-être trop, des autres.

— Et dans son adolescence, quelles étaient ses occupations ?

— Il était toujours renfermé avec ses livres et son dictionnaire. Il semblait n’avoir qu’un but, écrire… Toujours la nuit, à la machine ; des poèmes, des contes. Ensuite, il déchirait tout ça, par paquets. Il prenait des notes partout, n’importe quand. Il est très observateur.

— Pratiquait-il certains sports ?

— Oui, le hockey. Il a toujours aimé le hockey ; il allait patiner sur le fleuve ou sur l’étang en hiver ; il ne manque jamais une partie à la télévision. Il va les regarder dans les tavernes, où c’est gratuit ! Il aime aussi la natation. Il a déjà traversé le fleuve à la nage. Il faisait aussi le tour de l’île à bicyclette.

— On dit qu’il a été très malade durant sa jeunesse ?

— Oui. Après ses études, il est allé au Collège militaire de Saint-Jean, dans l’aviation. De là, ils l’ont envoyé dans le Grand Nord canadien, où une pleurésie l’a terrassé. Il voulait devenir ingénieur forestier. C’était son rêve. Ça l’a découragé. Il a dit plus tard qu’il n’aurait pas aimé ça, de toute façon, à cause du grand nombre de personnes qu’il aurait côtoyées chaque jour.

— Et ses études ?

— Avant ça, il avait terminé son secondaire chez les clercs de Saint-Viateur, à Berthier. Il est allé à l’École polytechnique. Ses professeurs lui ont dit que, parce qu’il n’était pas suffisamment préparé, il raterait ses examens et partirait au premier semestre. Il a passé ses examens, mais il a abandonné en décembre. Ensuite, il a travaillé dans une compagnie de transport, à Montréal, puis chez Grolier, comme commis…

— A-t-il beaucoup voyagé ?

— Il est allé en Alaska, aux États-Unis, jusqu’au Mexique.

— Est-ce qu’il aimerait vivre en Europe ?

— Non. On lui a offert d’y aller. Il a refusé. Il a dit qu’il ne se sentirait pas bien là-bas.

— On n’a jamais entendu parler de son père : toujours de sa mère, ses sœurs, son frère. S’entendait-il bien avec lui ?

— Oui, très bien. Mais ils n’ont pas eu de fréquents contacts : son père est chauffeur de taxi. Quand il le voyait, son auto était toujours pleine de clients. Ça ne le tentait pas d’aller avec lui.

— Un de ses amis a dit qu’il lisait énormément, qu’il avait lu toute la collection Livre de poche, mais lui-même a dit qu’il n’avait pas beaucoup lu…

— Justement, à nous, ça paraît beaucoup, mais lui, il voit surtout ce qu’il n’a pas lu, ce qu’il lui reste à lire. Et ça, ça lui paraît très grand à côté de ce qu’il a lu.

— Parlez-nous de ses goûts littéraires.

— Il aime beaucoup Rimbaud. Surtout Une saison en enfer. Quand il est ici, il fait jouer ce disque. Vous ne pouvez pas vous imaginer combien on l’a entendu, ce disque-là. Il aime aussi Prévert, Simone de Beauvoir, parmi ses contemporains. Ah oui ! j’allais oublier Émile Nelligan.

— Vous avez dit tout à l’heure qu’il avait envoyé trois manuscrits à la fois à Gallimard ?

— Oui. L’an dernier, il a expédié ses trois premiers romans à la fois. Il a écrit Le nez qui voque à 17 ans. Il était en 11e année. Il a écrit, déchiré et recommencé L’avalée des avalés trois fois. C’est un ami qui l’a presque forcé à proposer ses trois manuscrits à Gallimard, car il n’y croyait pas beaucoup après le refus de M. Pierre Tisseyre, du Cercle du livre de France. Il disait que de cet envoi dépendrait son avenir d’écrivain. S’il était refusé, ça voudrait dire qu’il était un raté. Gallimard lui a fait confiance et l’a édité.

— Reconnaissez-vous votre fils dans son œuvre ?

— C’est bien lui. Par exemple, quand il dit qu’aimer, c’est souffrir ; ça a du bon sens, au fond : si vous êtes attaché à une personne, vous souffrez quand elle souffre. Si elle vous quitte, vous souffrez. Réjean est contre l’amour.

— Cela fait longtemps qu’il reste caché. Croyez-vous qu’il se décidera, un jour, à sortir de sa tanière ?

— Je ne sais pas. Il a dit qu’il ne se montrerait pas tant qu’il n’aurait pas une œuvre valable, à son sens, à publier… Tout ce qu’il fait, pour lui, c’est imparfait. Il veut toujours s’améliorer, c’est une vraie obsession chez lui.

Propos recueillis par Martial Denis et Michel Saint-Germain.

 

« Je ne veux pas être pris pour un écrivain »

Réjean Ducharme n’a jamais donné d’entrevue. Ou plutôt si. Une seule, à son ami Gérald Godin, le poète devenu plus tard député. C’était en 1966, dans le Maclean. En voici de larges extraits.

— Comment en êtes-vous venu à écrire ?

— J’aime taper à la machine. Le mouvement physique de taper à la machine. J’ai commencé plusieurs romans, mais après la 12e page, j’en avais assez, je jetais ça au panier. Un jour, je me suis dit : celui-là, peu importe comment je vais le finir, il faut que je le fasse. Je l’ai appelé L’océantume.

— Avez-vous montré votre roman à quelqu’un ici ?

— Oui, je l’ai envoyé au Cercle du livre de France. M. [Pierre] Tisseyre me l’a renvoyé en me disant : c’est illisible. Parce que je ne fais pas de double interligne. Et il ajoutait : toutefois, si vous en écrivez d’autres, envoyez-les-nous. Je lis un peu, mais je ne remarque jamais les noms des éditeurs ; c’est un ami qui m’a dit : envoie-le aux éditions Gallimard, Paris, France. Sur l’enveloppe, j’ai collé un timbre de 10 cents et, au lieu de la jeter au panier, je l’ai jetée dans la boîte à malle, avec deux autres romans que j’avais faits entre-temps…

— Voulez-vous passer à la télévision ? Vous ne travaillez pas, ça vous paierait.

— Non. Mon roman, c’est public, mais pas moi. À part ça, ma famille dit déjà que je suis un écrivain, qu’il y a un écrivain dans la famille et que je vais être publié à Paris, et je n’aime pas ça. Je ne veux pas que ma face soit connue, je ne veux pas qu’on fasse le lien entre moi et mon roman. Je ne veux pas être connu.

— Et vous ne voulez pas passer à la télévision ! C’est une grosse nouvelle, vous savez, un écrivain qui refuse de passer à la télévision.

— Je suis bien content que vous vous occupiez de moi, je suis flatté, ça va me donner confiance, mais je refuse. Je ne veux pas être pris pour un écrivain.

— Vous n’avez pas besoin d’argent ?

— Quand je ne travaille pas, j’ai l’assurance chômage, et quand je travaille, j’ai de l’argent.

— Qu’est-ce que vous avez fait comme travail ?

— Depuis 10 ans, je travaille dans des bureaux, je sais faire n’importe quoi.

— Avez-vous des écrivains préférés ?

— Je n’ai pas de culture, j’ai seulement une 12e année, je bute sur des difficultés, j’ai de la misère à exprimer ce que je veux dire. Pour contourner la difficulté, j’invente. Et quand ça devient trop réaliste, je lis Anatole France ou André Gide. J’aime beaucoup André Gide parce qu’il utilise le langage du peuple. Par exemple (moi aussi je fais souvent ça dans mes romans), il écrit : « J’ai été voir… » Jean Blanzat, de chez Gallimard, m’a envoyé une lettre de 12 pages où il énumère mes fautes ; il me conseille d’écrire « je suis allé voir », au lieu de « j’ai été voir ». Le connaissez-vous, Jean Blanzat ?

— De nom, seulement.

— Moi, je ne suis pas au courant de ce qui se passe, je lis très peu les journaux. Connaissez-vous ça, « Les propos du matin » dans Montréal-Matin ? Savez-vous qui signe Luc ?

— Je peux le savoir précisément.

— Non, c’est pas pour ça, c’est pour vous dire que, Luc, je trouve qu’il écrit bien. Riez pas, mais je suis jaloux de lui. Je voudrais écrire comme ça.