Est-ce que je te dérange? fait partie de ces romans brefs que depuis quelques années Anne Hébert lance comme des signaux un peu énigmatiques à des lecteurs tour à tour interdits et ravis. Il a pour personnage principal et presque unique une jeune fille, encore toute prise dans l’enfance, qui s’appelle Delphine; soeur de la Clara d’Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais, et de la fille dangereuse qui, dans L’Enfant chargé de songes, surgit dans la vie de Julien.
Elle apparaît d’abord au narrateur, Édouard Morel – personnage falot et se voulant tel, par peur de la vérité qui gît dans sa lointaine enfance -, près de la fontaine de l’église Saint-Sulpice, à Paris, et comment ne nous souviendrions-nous pas des fontaines du Tombeau des rois: « N’allons pas en ces bois profonds / À cause des grandes fontaines / Qui dorment au fond. » Delphine est là, près de la fontaine, « légèrement offusquée d’être au monde », dit admirablement la romancière, totalement solitaire, et ne le deviendra pas moins lorsque Morel et son ami Stéphane, fascinés par elle, la prendront en charge. Elle est venue de très loin, d’un autre pays, pour tâcher de retrouver un homme marié qui (semble-t-il) lui a fait un enfant.
Delphine est un des personnages les plus étranges, les plus troublants qui soient entrés dans l’univers d’Anne Hébert. Bizarre, un peu folle, fabulatrice, s’imposant chez Édouard, qui n’en peut mais, avec un sans-gêne total, elle est surtout intraitable. Elle n’accepte pas de composer avec un monde qui résiste obstinément aux rêves, aux désirs fous de l’enfance. Elle fait paraître médiocres, irrécupérablement médiocres tous ceux qui l’entourent, les deux amis qui la recueillent, et son misérable amant. Elle mourra, à la fin, et l’on oserait presque dire qu’elle était faite pour mourir. « Est-ce que je te dérange? » demande le titre du roman. Oui, certes, et non pas seulement Édouard Morel; le lecteur ne sort pas tout à fait indemne de cette rencontre.
Nous savions, depuis le début du récit, que Delphine était venue à Paris d’un pays lointain. Nous apprenons, dans les dernières pages, que ce pays est le Canada. N’est-ce pas Paris, surtout, que cette Canadienne voulait conquérir, dont elle voulait se faire aimer? (Seuil, 138 pages, 17,95$)