Après les Portraits, devant lesquels 340 000 visiteurs circulèrent en 1997, voici les Paysages et un autre été Renoir à Ottawa. Qui s’en plaindra? En 1950, au Musée des beaux-arts de Boston, Claude Gauvreau, après avoir vu quelques tableaux du maître impressionniste, écrit à Borduas: «Quelle lumière! Quelle lumière! Je suis absolument convaincu qu’il n’y a pas de plus grand peintre que Renoir (même s’il y en a d’aussi grands, tel Cézanne)». Le signataire de Refus global avait pu voir La Seine à Chatou et Le Grand Canal, Venise, des toiles qui font partie de l’exposition du Musée des beaux-arts du Canada, où l’on présente la production du jeune Renoir, le célibataire, celui qui de 24 à 42 ans (de 1865 à 1883) allait dans la nature autour de Paris pour capter la lumière et la jeter sur la toile, buvant dans les guinguettes avec filles et canotiers, «ouvrier plus qu’artiste», comme il disait.
Cette exposition, qui s’ouvre le 8 juin, est organisée par la National Gallery de Londres, le Musée des beaux-arts de Philadelphie et le Musée des beaux-arts du Canada, à Ottawa, qui en a l’exclusivité canadienne. On a rassemblé 60 tableaux, dont plusieurs sont méconnus, ce qui est garant de découvertes. L’un des deux conservateurs, Colin B. Bailey, par ailleurs directeur de la collection Frick, de New York, parle d’«un pèlerinage de joie et de beauté». Colin Bailey, qui a conçu l’exposition avec Christopher Riopelle, conservateur de la collection des tableaux du 19e siècle à la National Gallery, indique que «ces paysages, qui n’ont jamais été étudiés et montrés ensemble, nous permettent de suivre le travail de Renoir sur 20 ans, du peintre réaliste, inspiré par Courbet et Corot, au chroniqueur des banlieues parisiennes».
Les paysages de Renoir, 1865-1883 sont l’aboutissement d’une longue collaboration entre ces établissements, où on a réussi, à force de persévérance, à négocier des prêts exceptionnels, notamment auprès de collections privées. Ainsi, ces bouffées d’air et de lumière, ces jeux de reflets et d’ombrages, ces instants de vie saisis à la grâce du pinceau, s’offrent au regard des amateurs qui s’attarderont devant ces paysages («qui n’auraient jamais été autrefois considérés pour le grand art», précise Colin Bailey), investis par les peintres impressionnistes qui quittaient leurs ateliers sombres et prenaient le train en gare Saint-Lazare pour «aller sur le motif». Témoignage précieux de la grande aventure picturale et amicale, le tableau de 1873 où Renoir a peint Claude Monet peignant (des dahlias) dans son jardin à Argenteuil — Monet le grand batailleur du mouvement au sein duquel l’art de Renoir exulta.
Flash-back, 1845: à quatre ans, Pierre-Auguste Renoir est déjà «au Louvre», sa famille (père tailleur, mère «ouvrière en robes») étant montée de Limoges pour s’installer à Paris dans ce que l’on appelle «le quartier du Louvre», où, avant qu’on le rase, en 1854, un entassement de maisons s’agglutinait autour du musée, bloquant la perspective vers le jardin des Tuileries. L’enfant Renoir joue sous les fenêtres de la Cour carrée, son carré de sable. Plus tard, engagés dans l’action qui allait mener à la reconnaissance de l’impressionnisme, lui et ses copains — qui se disaient d’abord les «intransigeants»: Sisley, Pissarro, Monet, Bazille — envisagèrent de «brûler le Louvre», mais Renoir, qui s’y rendait admirer les Watteau, les Fragonard, «surtout les portraits de femmes», comme il le raconte à son fils Jean*, suggéra de le garder pour abriter les enfants les jours de pluie… Aujourd’hui, ses Baigneuses y sont à demeure.
Lui, jours de pluie ou pas, il préférait la rue, les rues du vieux Paris, étroites, avec des ruisseaux qui ne sentaient pas toujours bon. Il filait à Montmartre, qui était un village à cinq puits d’eau, il allait se perdre autour de la cathédrale Notre-Dame, où il y avait plein de baraques. Tout était vie et villages avant que le baron Haussmann quadrille la capitale de grands boulevards. Le Paris aimé par le jeune Renoir, là où a surgi son désir de peindre, était un fouillis où la vie grouillait. Quand, en 1855, on construisit les Halles, avec alignement des pavillons de Baltard et attribution des places selon les catégories de marchandise, il rageait: «Je n’aime pas qu’une œuvre d’art soit présentée sur un plateau. Ils ont fait la même chose avec Notre-Dame, qui pendant des siècles avait fort bien vécu entourée de vieilles bicoques. Puisque art il y a, je dis, moi, qu’il n’y a pas d’art sans la vie.»
À la maison, Pierre-Auguste s’était mis à dessiner «furieusement». Le papier étant rare, il dessinait sur le plancher avec les craies de tailleur de son père; ses parents, ses frères et sœurs, les voisins, les chiens et les chats, tous y passaient. «Il considérait le monde et ses habitants comme un réservoir de motifs créés à son intention.» Son fils, le cinéaste d’Une partie de campagne et du Déjeuner sur l’herbe, écrit: «Même avant qu’il le sût lui-même, sa main était faite pour peindre, comme notre langue est faite pour parler.» Il a tant peint qu’à la fin de sa vie ses mains étaient «affreusement déformées»…
De 13 ans jusqu’à 17 ans, son habileté le mena à s’engager chez un commerçant où il dessinait sur porcelaine, sur des assiettes à dessert, des stores, n’osant pas se dire «artiste». Mais le désir de l’art le taraudait et il se décida à entrer dans un atelier réputé, l’atelier Gleyre, où sa rencontre avec Frédéric Bazille sera déterminante. Là, avec Monet et Pissarro, aussitôt copains, aussitôt «intransigeants», ils vont se convertir au culte de la nature, préférant les enseignements de celle-ci à ceux des maîtres académiques, et prendre le chemin de la forêt de Fontainebleau (ce sera l’école de Barbizon) avec leurs chevalets pliants et leurs couleurs en tube…
À son fils Jean, dans ses vieux jours, il affirmait ceci, qui n’est pas une théorie, mais révèle le caractère artisan, ouvrier, du grand Renoir: «Ce sont les couleurs en tube facilement transportables qui nous ont permis de peindre complètement sur nature. Sans les couleurs en tube, pas de Cézanne, pas de Monet, pas de Sisley ni de Pissarro, pas de ce que les journalistes devaient appeler l’impressionnisme.»
Las des refus subis dans le cercle des Salons, où la peinture académique avait la cote, Renoir, qui n’avait pas un esprit batailleur, aurait pu abandonner, mais Monet l’encouragea à persister. «J’aurais plusieurs fois lâché la partie, si mon vieux Monet, qui, lui, l’avait, le tempérament de lutteur, ne m’eût remonté d’un coup d’épaule.» Avec son vieux Monet, qui n’a qu’un an de plus que lui, Renoir passera ses printemps, ses étés, ses automnes des années 1865 à 1881 dans la forêt de Fontainebleau, sur les bords de la Seine, dans les villégiatures — Chatou, Bougival, Argenteuil —, peignant «sur le motif» la vie et la nature entremêlées, régates, bals-musettes, jardins, champs de blé, vagues, yoles, marronniers en fleurs, cueillette des moules, sujets réunis cet été à Ottawa.
C’est à La Grenouillère que naît véritablement la peinture de Renoir. Maupassant a décrit ce «café flottant» sur la Seine, à Croissy, établissement de bains doublé d’une guinguette où les Parisiens venaient s’amuser, musarder. Populaire, un brin mal fréquenté, ce lieu permet à Renoir de saisir à coups de pinceau cette «vie moderne», la vivacité des vacanciers, entre buvette et baignade; son attention est absorbée par la surface de l’eau, où se reflètent, en couleurs vives et chatoyantes, la lumière du soleil et la nature environnante. Dans cette lumière des étés, l’art de Renoir éclate en traits vifs, touches pointillistes, taches nerveuses de couleur, le peintre saisissant tout ensemble le mouvement de l’eau, les gestes des baigneurs, pour reproduire les impressions et les sensations perçues par l’œil. Son fils Jean: «Le monde de Renoir est un tout. Le rouge des coquelicots détermine l’attitude de la jeune femme à l’ombrelle. Le bleu du ciel s’appuie fraternellement sur la peau de mouton du jeune berger. Ses tableaux sont des démonstrations d’égalité. Les fonds ont autant d’importance que les avant-plans. Ce ne sont pas des fleurs, des visages, des montagnes placés les uns à côté des autres. C’est un ensemble d’éléments qui ne font qu’un, amalgamés par un amour plus fort que leurs différences.»
En 1872, quand Monet termine, à Argenteuil, le tableau Impression, soleil levant (Renoir peint alors La Seine à Argenteuil, son ciel gris, son fleuve au cours ondoyant, ses arbres au feuillage clair et ses collines basses, dont la ligne ondulée se perd dans l’horizon vaporeux…), le mouvement est lancé: un critique, qui déteste ce genre de peinture, écrit qu’il s’agit, péjorativement à ses yeux, d’«impressionnisme». Renoir et ses amis (mais Bazille est mort en 1870, au front de la guerre franco-allemande) verront dès lors leurs œuvres affronter le public, s’imposer au-delà des sarcasmes. Aujourd’hui, on admire à Ottawa cette Clairière (1865), cette Promenade (1870), cette Mare aux canards (1873), ce Déjeuner chez Fournaise (1875), ce Champ de blé (1879), ces Falaises à Berneval (1879), ces Vagues (l’une de 1879, l’autre de 1882), et tant d’autres.
À compter de 1881, Renoir voyage, capte les soleils ailleurs, trouve ses motifs. Ainsi à Alger, où il ne peint aucune vue de la vie coloniale, mais un simple Champ de bananiers. En Italie, où il brosse Le Grand Canal (ce tableau de 1881 qu’admirait Gauvreau en 1950) dans un effet général de soleil chatoyant sur l’eau, se réfléchissant sur les façades de pierre, le peintre sachant que cette interaction de l’eau et de la lumière — et les transformations qu’elle apporte — est la clé du charme profond de Venise. À Guernesey, où il traque les tonalités troubles des brumes dans Brouillard à Guernesey (1883).
Renoir se maria à 49 ans, en 1890. Le célibataire allant «au motif» rentrait à la maison, passant du paysage au portrait. Octave Mirbeau: «Renoir n’a pas songé à accomplir sa destinée. Il a vécu et il a peint. Il a fait son métier. C’est peut-être là tout le génie. Il a peint avec l’admirable sincérité d’un homme qui croit que la nature se propose à sa palette aussi simplement que si elle avait été créée de toute éternité, pour être peinte.»
Il meurt en 1919, il ne sait pas qu’au cinéma son fils Jean sera, à son tour, comme lui, à la fois un ouvrier et un maître.
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* Les citations sont extraites de Pierre-Auguste Renoir, mon père, par Jean Renoir, Folio no 1292.