Il y a quelque chose chez Michael Ondaatje, tant chez l’homme que dans ses livres, qui résiste à toute tentative de définition. Une prose luxuriante comme une forêt cinghalaise, mais aussi peu racoleuse qu’une rue de Toronto. Voilà un auteur passé maître dans l’art de raconter des histoires, capable de capturer l’immensité de la vie dans le filet de quelques phrases, mais réticent à l’idée de relater la sienne. Comme ses personnages, l’écrivain torontois ne se laisse pas saisir facilement.
Il abandonne la lumière des projecteurs à ses livres. Divisadero, qui paraît ces jours-ci en français aux Éditions de l’Olivier, lui vaut des critiques dithyrambiques. Lancée au printemps, la version originale en anglais trône au sommet des listes de best-sellers au Canada. Quatre de ses livres précédents (deux romans et deux recueils de poésie) ont reçu le Prix du Gouverneur général. Le patient anglais s’est vendu à quelque cinq millions d’exemplaires dans le monde (400 000 en édition de poche au Canada seulement) et a été couronné en 1992 du prix Booker, la plus prestigieuse récompense littéraire du Commonwealth. Le succès international du long métrage qu’en a tiré Anthony Minghella — et qui a remporté l’Oscar du meilleur film en 1997 — a fini de propulser Ondaatje au firmament des stars de la littérature.
L’œuvre de Michael Ondaatje est pourtant loin d’avoir la simplicité d’un film hollywoodien. L’écrivain torontois, originaire du Sri Lanka, est un des rares auteurs contemporains qui puissent se targuer de toucher un lectorat mondial grâce à une œuvre aussi déroutante qu’envoûtante. Des histoires touffues dans lesquelles guerres, espionnage, amours illicites, enquêtes et autres aventures ne sont que des détails. Des récits dont le fil narratif — on saute allégrement du présent au passé, d’un personnage à l’autre, de l’intrigue principale à une longue digression — déstabilise le lecteur. Des protagonistes ambigus, aussi complexes et contradictoires que des êtres en chair et en os.
Son plus récent roman, Divisadero, s’inscrit parfaitement dans la lignée des précédents. Comme dans Le patient anglais, le récittraverse les époques et les continents. Le roman s’ouvre en 1970, dans un ranch du nord de la Californie, où vivent deux sœurs, Anna et Claire, ainsi que leur père. Après l’assassinat d’une famille du voisinage, le trio adopte un mystérieux garçon nommé Cooper, seul rescapé du massacre. À l’adolescence, Anna et Cooper auront une liaison aussi interdite qu’orageuse. Plus loin dans le roman, le lecteur retrouvera les trois jeunes personnages 20 ans plus tard, dans trois univers distincts. Cooper joue au poker dans les casinos du Nevada. Claire pratique le droit à San Francisco. Et Anna enseigne la littérature à l’université, en France, tout en poursuivant des recherches sur l’écrivain Lucien Seguera. « Un génie ! Il n’y a pas d’autre mot pour décrire un écrivain comme Ondaatje », a statué le Globe and Mail dans sa recension de Divisadero.
En photo, l’écrivain a le regard impénétrable d’un sphinx, l’impassibilité d’un lion de bronze. En personne, c’est autre chose. Des joues étonnamment lisses et roses sous une barbe bien taillée, un sourire réservé, l’homme n’est pas flamboyant pour deux sous. Il a hérité de son adolescence passée dans un collège près de Cambridge, en Angleterre, un accent british et une politesse tout anglo-saxonne.
Lorsqu’on le questionne sur sa carrière d’écrivain, il se tortille sur sa chaise, visiblement mal à l’aise. « J’ai beaucoup de doutes, explique-t-il. Je me demande longtemps si l’entreprise à laquelle je me consacre est la bonne. Chaque fois, j’y mets tout ce que j’ai. Et je ne sais jamais si le livre que j’écris ne sera pas le dernier. En ce sens, je ne me suis jamais considéré comme un “ professionnel ” de l’écriture. »
Né à Ceylan (Sri Lanka) en 1943, Michael Ondaatje a quitté son pays natal en 1954, à l’âge de 11 ans, avec sa mère, au moment de la séparation de ses parents. Il n’y retournera qu’au moment d’écrire Un air de famille, presque 30 ans plus tard. À 18 ans, après des études en Angleterre, il s’établit à Toronto, où il vit toujours. Il commence à écrire de la poésie peu après son arrivée au Canada, obtient un poste à l’Université York, en 1971, et y enseigne la littérature. En 1990 (deux ans avant la publication du Patient anglais, alors que ses ouvrages jouissent d’un lectorat fidèle mais restreint et ne connaissent pas encore des tirages faramineux), il fait le saut et quitte l’enseignement pour écrire à temps plein.
Le Sri Lanka, la Grande-Bretagne, le Canada… Son parcours fait de lui un être hybride, toujours assis entre deux chaises. Comme plusieurs autres figures de proue de la littérature anglo-saxonne moderne — Salman Rushdie, V.S. Naipaul, Kazuo Ishiguro — ou comme l’héroïne de son roman Le fantôme d’Anil, Anil Tissera, anatomopathologiste américaine qui retourne dans son pays d’origine, le Sri Lanka, pour constater qu’elle n’appartient totalement à aucun des deux mondes.
Pas étonnant que, depuis ses débuts en littérature, Michael Ondaatje fasse sauter les frontières séparant les genres. Ses premiers textes empruntent au collage, au jazz. Ses récents semblent un peu plus sages, mais tiennent encore de ce que l’auteur appelle lui-même « une sorte de cubisme » : « L’art, pour moi, consiste à construire une cathédrale avec des boîtes de conserve. »
Et une cathédrale, c’est long à construire. Chaque matin de la semaine, à 9 h 30, il se rend dans la pièce de travail de son appartement de Toronto et, mis à part une courte pause-dîner, il y reste jusque vers 16 h. Il s’enfonce dans le récit en devenir comme un spéléologue dans une grotte inconnue. Ses histoires ne lui apparaissent pas comme un tout déjà formé, prêt à être couché sur le papier. Elles se révèlent à lui lentement, pas à pas, au cours d’une exploration dont il ne remontera pas avant plusieurs années.
L’auteur ne dresse pas de plan. « La structure émerge en cours d’écriture. Si le livre prend cinq ans à naître, je sais que j’aurai changé comme individu en cours de route et que l’histoire et les personnages évolueront dans des directions inattendues. Au début, j’ai très peu de choses : une ou deux situations, une ébauche de personnage… », explique-t-il. (Le patient anglais, par exemple, s’est amorcé avec la vision d’un espion dans le désert et l’image d’un avion en feu.) « C’est ma curiosité pour ce personnage qui me fait avancer. »
Au fond, il ne s’intéresse pas tellement à l’intrigue proprement dite. Avec l’Histoire comme toile de fond, les romans d’Ondaatje explorent le territoire de l’intime. Là, il n’y a pas de bons, pas de méchants. Pas de vainqueurs, pas de perdants. Ses personnages sont ambigus, plongés au cœur de situations complexes.
Que cherche-t-il à montrer ? La vérité sur la condition humaine. Comme bien des romanciers, Michael Ondaatje a très peu de certitudes, sauf celle-ci : il n’y a rien comme le mensonge de la fiction pour parvenir à s’approcher de la vérité. Et parce que la vérité n’est pas simple, ses romans offrent toujours plusieurs points de vue. « Le monde est complexe. Je ne pourrais pas faire confiance à un seul narrateur pour dire la vérité sur une situation. Il y a toujours plus d’une histoire. »
« En cours d’écriture de Divisadero, j’ai séjourné deux ou trois mois par année dans une ferme au nord de San Francisco. Je me suis aussi rendu à quelques reprises dans le Nevada, pour observer l’univers du jeu, et en France, à la recherche d’une maison où je pourrais situer l’écrivain Lucien Seguera. Cela dit, la recherche n’est que le point de départ d’une histoire », dit-il.
Michael Ondaatje a beau être discret et s’accommoder de la célébrité comme d’un vêtement de rigueur, il n’a rien de l’écrivain en marge : il fréquente de nombreux amis, parmi lesquels des auteurs et des éditeurs. Ses deux enfants sont aujourd’hui dans la trentaine. Son épouse, Linda Spalding, dirige depuis 1980 une revue littéraire semestrielle reconnue, Brick, à laquelle il apporte son concours.
Mais c’est d’abord et avant tout avec ses personnages qu’il entretient des relations. « C’est le grand avantage d’être un écrivain solitaire : vous menez en fait une vie sociale très bien remplie, avec tous ces personnages que vous fréquentez chaque jour. Et quand j’en ai assez de l’un d’eux, ajoute-t-il en riant, je le délaisse et passe quelques semaines avec un autre ! »
Le succès (« surréaliste », dit-il) du Patient anglais à l’écran lui donne-t-il envie de se lancer dans une œuvre cinématographique ? Non, répond-il. « J’aime beaucoup le cinéma… Mais le roman a quelque chose de plus méditatif. Le langage a le pouvoir de clarifier des états et des situations très complexes. Vous savez, je ne suis pas du genre très méditatif dans la vie quotidienne. Je ne médite pas. Sauf quand j’écris. L’écriture me permet d’atteindre un état plus profond que la pensée, un état qui m’offre la possibilité de puiser dans un vaste champ d’expérience, bien au-delà de ce que je pourrais penser ou dire moi-même. Je n’aurais jamais pu penser ce qui est écrit dans certains passages de mes romans — et pourtant je les ai écrits ! C’est l’écriture qui me permet d’être en contact avec la part la plus profonde de moi-même. Et j’ai besoin de ça. »
Et son prochain roman ? « Je n’en ai pas la moindre idée pour l’instant, confie-t-il. Au fait, il n’y aura peut-être pas de prochain roman. Être écrivain, c’est vivre dans l’insécurité et dans le doute… » (Avec la collaboration de Pierre Cayouette)