Les revenus des diffuseurs de musique en ligne, les Spotify et autres Apple Music, devraient atteindre 28 milliards de dollars par an d’ici 2030, selon la banque d’investissement Goldman Sachs. Une augmentation de 500 % en une douzaine d’années. Et les Canadiens, qu’ils en soient conscients ou pas, n’ont jamais dépensé autant pour écouter leurs artistes préférés. « Paradoxalement, les créateurs n’ont jamais reçu aussi peu au bout du compte ! » s’inquiète David Bussières.
Le compositeur et guitariste de 41 ans, qui forme avec Justine Laberge le tandem Alfa Rococo, est convaincu que la musique ne génère pas moins de profits qu’auparavant, bien au contraire. Il évalue, documents à l’appui, que les foyers canadiens dépensent en moyenne 125 dollars par mois pour avoir accès à du contenu culturel, si on tient compte des frais d’accès à Internet et des abonnements à différentes plateformes de diffusion en ligne. « Or, les artistes bénéficient trop peu de ce nouvel écosystème de diffusion », croit-il.
David Bussières est bien placé pour mesurer ce qui a changé depuis la sortie du premier disque d’Alfa Rococo, en 2007 : « Nous en sommes à notre quatrième, paru en mai dernier, et cette fois-ci, dans le calcul des revenus potentiels établi avec la maison de disques, les ventes d’albums physiques n’étaient tout simplement pas considérées. Je suis tombé en bas de ma chaise ! Cet album physique existe, le label est content d’en vendre quelques-uns, mais c’est devenu une variable négligeable… » Pour un groupe dont le premier album, Lever l’ancre, s’était écoulé à plus de 30 000 exemplaires, le choc a été grand.
Le séisme qui secoue l’industrie du disque tient d’abord à ça : l’une des sources de revenu des artistes, dans bien des cas la plus conséquente, s’est tarie depuis que les amateurs de musique s’abonnent à des plateformes de diffusion au lieu d’acheter des CD. Quand un artiste vend un disque, il touche en gros 10 % du prix : 30 000 albums à 20 dollars lui rapportent donc 60 000 dollars. Et davantage encore s’il a ce qu’on appelle un « contrat de licence », fréquent dans le milieu, où l’artiste finance lui-même la production. En comparaison, la musique en ligne (streaming) rapporte des miettes. Même le tube de Jean Leloup « Paradis City », l’une des chansons québécoises les plus populaires des trois dernières années, écoutée quelque 2,6 millions de fois sur Spotify, n’a généré par ce canal de diffusion guère plus de 260 dollars ! On est loin des 1 000 dollars que rapportent, selon une évaluation faite en 2016 par l’ADISQ, 1 600 achats d’une chanson sur iTunes.

« La problématique, c’est la redistribution des profits, dont on sait qu’ils sont importants », dit François Bissoondoyal, directeur disques de Spectra Musique, qui représente des artistes tels Vincent Vallières, Michel Rivard et Catherine Major. À la mi-quarantaine, ce mordu de musique, qui a débuté comme préposé aux instruments pour la formation punk-rock Banlieue rouge, dans les années 1990, connaît le milieu sous toutes ses coutures. « Ce n’est pas pour rien qu’il y a continuellement de nouveaux acteurs dans ce secteur. Je pense à YouTube Music, à Amazon qui s’y met… Comment faire en sorte que nous, comme structure de production et d’accompagnement de nouveaux artistes, on continue d’avoir les moyens de les développer ? Parce que soutenir de nouvelles voix, on le fait la plupart du temps à perte au départ. On doit générer des profits ailleurs. »
Le Québec n’est pas dans une crise de la création, confirme Solange Drouin, directrice générale de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo (ADISQ). « Près de 500 albums de nouveautés paraissent chaque année au Québec, et il y en a pour tous les goûts. Le défi est de nous assurer qu’on maintient des rouages de commercialisation efficaces, où chacun trouve son compte. »
« Le streaming est un modèle intéressant en matière d’accès, avec son choix infini, ses listes d’écoute sur mesure… Je comprends que le public y adhère, mais tout est allé trop vite », poursuit celle qui est à la tête de l’ADISQ depuis 1995. Elle aussi y voit un modèle où les intermédiaires se trouvent en bien meilleure position de percevoir des profits que ceux qui conçoivent le contenu. « Ces intermédiaires ont en quelque sorte profité d’une période de crise, qu’ils ont d’ailleurs précipitée, pour dicter de nouvelles règles du jeu, où les créateurs et les producteurs ont peu de pouvoir. »
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Pour décoder ce qui s’est produit, il faut remonter à 1999. Le site Napster invite alors ses utilisateurs à partager des fichiers MP3. L’industrie y voit une pratique illégale et entame des procédures judiciaires qui conduisent à la fermeture, en 2001, de Napster première mouture (la marque sera rachetée, et le service deviendra payant).
Des plateformes similaires apparaissent dans la foulée, mais à la structure décentralisée, ce qui les rend très difficiles à surveiller. L’industrie comprend que l’on vient d’entrer dans une ère nouvelle : la musique voyage désormais sans support physique.
En 2003, Apple crée iTunes, sorte de magasin en ligne où l’on peut acheter des chansons à la pièce pour 99 cents seulement. « C’était un moindre mal, ce modèle générait des profits conséquents pour tout le monde », juge Solange Drouin.
Quand le Suédois Daniel Ek lance en 2008 Spotify — aujourd’hui la plateforme de référence —, il sent bien que le public sera de plus en plus tenté par un modèle où il aura accès à la musique sans pour autant la posséder. Il comprend aussi que les maisons de disques, échaudées par des initiatives pirates qui leur ont fait perdre des millions, n’auront d’autre choix que de composer avec cette réalité. Aujourd’hui, Spotify compte 160 millions d’utilisateurs, dont plus de 70 millions d’abonnés payants. Apple Music, la plateforme rivale créée par Apple il y a trois ans, en compte déjà plus de 45 millions. Avec une croissance de 5 % par mois !
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La rétribution qu’accordent ces diffuseurs en ligne obéit à des règles qui varient d’un pays à l’autre. Au Canada, où les tarifs sont fixés par la Commission du droit d’auteur, elle représente grosso modo 10 cents par 1 000 écoutes. Pour un artiste qui s’adresse au marché mondial, Rihanna ou Drake, par exemple, ces chiffres peuvent devenir intéressants, mais pour l’auteur-compositeur-interprète ou le groupe qui s’adresse à un marché plus étroit, ils demeurent anecdotiques. Rien qui puisse pallier les ventes de disques, du moins tant que des redevances plus généreuses ne seront pas instaurées.
« Le disque physique, dans notre cas, ça entre maintenant dans la catégorie des produits dérivés, comme les affiches ou les t-shirts ! » dit Rafael Perez, patron de Coyote Records, dont le catalogue compte des noms comme Karim Ouellet, Klô Pelgag et Loud. Pour lui qui a créé sa compagnie en 2006, afin d’aider des amis (le groupe de hip-hop Sagacité) qui n’arrivaient pas à se faire produire, le disque n’en demeure pas moins important. « Il a quelque chose d’une carte de visite, d’un déclencheur. Et puis, tout dépend de l’album et de la clientèle visée. »

Il y a en effet des contre-exemples. François Bissoondoyal, qui vient de lancer Retour à Walden : Richard Séguin sur les pas de Thoreau, a préféré ne pas offrir l’album « pour l’instant » sur les plateformes de musique en ligne. « C’est un album concept, et si on l’écoute à la pièce, ça perd de son sens. Ce qui marche, sur ces plateformes, ce sont les fameuses playlists, qui mêlent les répertoires des uns et des autres. Ça convient moins ici. Et puis Richard a un public un peu plus âgé, encore habitué à acheter des disques. » Pari payant, jusqu’à maintenant : dès la première semaine de mise en marché, il s’était écoulé plus de 2 200 exemplaires physiques de Retour à Walden. Au deuxième rang des meilleures performances au Canada cette semaine-là. « Mais ce modèle est voué à disparaître », n’en croit pas moins François Bissoondoyal.
Selon Laurence Nerbonne, 33 ans, qui remportait en 2017 le prix Juno de l’album francophone de l’année, il serait en effet illusoire de chercher à revenir en arrière. « Le milieu de la musique a toujours été en transformation. À écouter certains, on a l’impression qu’il y a déjà eu un état idéal, un marché parfaitement stable, mais ça n’a jamais été le cas. Le CD avait pris la place du 33 tours, qui lui-même avait eu une incidence sur la radio… »
Dans le contexte actuel, la chanteuse voit d’abord la possibilité de produire un disque à moindre coût qu’avant, et de le diffuser même si on n’a pas une grosse machine derrière soi. « À condition d’être non seulement artiste, mais aussi un peu homme ou femme d’affaires. Moi, je me considère comme une entrepreneure. » Voire une bricoleuse : le jour où nous lui avons parlé, Laurence Nerbonne travaillait à l’installation de panneaux acoustiques dans un local de Rosemont, à Montréal, où elle compte enregistrer son prochain opus.
« Je n’ai jamais fait de profits par la vente d’albums et je ne m’attends pas à en faire, parce que ce n’est pas dans les habitudes de mon public, alors mon modèle d’affaires ne se base pas là-dessus. Je mise sur le spectacle, les droits voisins… Et puis l’objet physique, je n’y suis absolument pas attachée. En plus, c’est du plastique, ça pollue ! » lance-t-elle avec sérieux, injectant dans ce dossier déjà complexe un facteur environnemental. « De toute façon, je vais vous le dire où on s’en va : l’autre soir, après un spectacle, je parlais avec une jeune fille et son père. En nous entendant discuter de CD, elle s’est tournée vers lui et lui a demandé : “Papa, c’est quoi, un CD ?” »
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Devant cette nouvelle réalité, il y a deux grands courants de pensée. Celui, non interventionniste, selon lequel on assiste à une graduelle autorégulation du marché, et celui préconisant l’action politique ciblée.
Ces interventions peuvent prendre la forme d’un soutien ponctuel, tels les 13,7 millions qu’accordait Québec en mai dernier dans le cadre de sa nouvelle politique culturelle, pour « valoriser la présence de contenu francophone en ligne ». Mais aussi, et c’est ce que semble souhaiter le milieu musical, la forme d’un encadrement rigoureux du marché. « Les enveloppes que l’on touche ici et là aident toujours, dit Solange Drouin avec une moue qui en dit long. Mais à plus long terme, ça ne suffira pas. Il faudra un jour s’assurer que les nouveaux modes de diffusion ne profitent pas qu’à quelques-uns. C’est notre culture qui est en jeu. »
Alain Brunet, journaliste à La Presse et auteur de l’essai La misère des niches (éditions XYZ, 2018), fait partie de ceux pour qui il serait dangereux de laisser les choses aller. Selon lui, tout ce qui n’entre pas dans la culture dominante sera tôt ou tard condamné à la marge. « Et là où c’est pernicieux, c’est que les lobbys qui défendent l’autorégulation, financés par les acteurs majeurs du GAFA [Google, Apple, Facebook, Amazon] et compagnie, ont réussi à faire passer ceux qui s’y opposent comme des passéistes, des nostalgiques des contenus physiques, qui n’ont pas compris les nouvelles technologies et les enjeux d’aujourd’hui ! »

Je n’ai jamais fait de profits par la vente d’albums. Mon modèle d’affaires ne se base pas là-dessus. Je mise sur le spectacle, les droits voisins…
« Ce qui est passéiste, poursuit-il avec une ferveur saisissante chez un homme d’ordinaire posé, c’est le retour à des pratiques d’économie sauvage. L’approche libertarienne des géants d’Internet, ça ressemble à ce qui se passait avant 1929, à l’époque du capitalisme sans vergogne qui s’est installé dans la foulée de la révolution industrielle. »
Parmi les solutions envisagées, il y a celle de diriger une part, même modeste, des frais d’abonnement à Internet vers la production locale. Les « tuyaux » des fournisseurs d’accès n’ont de valeur qu’en raison de ce qui y circule, soit les contenus, estiment ceux qui font la promotion de cette piste-là. Il serait donc normal qu’ils contribuent au renouvellement de cette matière première. Les fournisseurs d’accès, pour leur part, répondent que ce n’est pas leur rôle et qu’une hausse des tarifs d’abonnement, même infime, se traduirait directement par une limitation de l’accès des Canadiens à Internet.
Un discours vigoureusement soutenu par Michael Geist, directeur de la Chaire de recherche du Canada en droit d’Internet et du commerce électronique à l’Université d’Ottawa. Celui que ses opposants qualifient d’« activiste anti-droits d’auteur » déclarait récemment : « Le marché tel qu’il est fonctionne bien. Intervenir en ajoutant des couches de tarification me semble une politique dangereuse qui effriterait la connectivité universelle. »
L’argumentaire est assez facile à démonter, rétorque Alain Brunet. « Ce type d’intervention aurait un effet très limité sur les frais d’abonnement, que les fournisseurs ne se gênent pas d’augmenter quand ça leur chante, de toute façon. Pourtant, bien des politiciens embarquent dans cette logique », déplore-t-il, faisant une allusion à peine voilée à l’ancienne ministre de Patrimoine Canada Mélanie Joly et à la très décriée « entente Netflix ». Laquelle illustre parfaitement, selon lui, la logique préconisée par les poids lourds du numérique, celle d’ententes conclues à la pièce, en dehors des cadres réglementaires et des processus fiscaux traditionnels.
Pour sa part, David Bussières, d’Alfa Rococo, considère comme souhaitable une telle implication des fournisseurs d’accès, mais il croit que les solutions seront plurielles. Il a d’ailleurs fondé en 2017, avec quelques autres, le Rassemblement des artisans de la musique (RAM), un groupe de réflexion sur les bouleversements profonds que connaît l’industrie. « On doit mettre à contribution chaque élément existant entre le mélomane et la chanson diffusée à la source, ajoute-t-il. Obtenir de meilleures redevances est un objectif crucial, mais il y a d’autres combats à mener. Comme exiger l’introduction d’algorithmes mettant en valeur les artistes locaux lorsqu’on accède à la plateforme depuis un territoire donné. »
Autre dossier chaud : à une époque pas si lointaine où l’on créait des copies de chansons pour usage privé, une petite partie du coût d’une cassette ou d’un CD vierge était reversée aux créateurs. Au RAM, beaucoup voudraient voir mis en place le pendant d’une telle mesure à l’ère où les téléphones intelligents et autres appareils personnels sont devenus l’équivalent de ces supports.
Chose certaine, il y a urgence d’agir, selon Alain Brunet. « On en vient à nier la contribution des artistes à la société. Comme si la création, c’était une affaire de fin de semaine, une fois que la vraie job est terminée. Que ça ne rapporte à peu près rien n’est pas grave, que la longévité des artistes ne soit que de quelques mois non plus… On tient la ressource pour acquise ! »
Les revenus
Droits d’auteur
Redevances versées aux auteurs et aux compositeurs d’une chanson pour chaque passage à la radio, exécution devant public, etc.
Droits voisins
Droits versés à l’interprète d’une chanson, qu’il en soit le créateur ou non.
Commercialisation et exploitation d’enregistrements sonores
Profit sur les ventes physiques (CD, vinyles) et numériques (iTunes, etc.), sur la diffusion en ligne (Spotify, etc.) et sur la synchro–musique à l’image (film, télévision).
Cachets de prestation
Cachets pour une prestation publique (radio, télé ou autre), sur la base de barèmes établis par l’Union des artistes et la Guilde des musiciens.
Billetterie
Partie des profits (ou cachet fixe établi par le producteur) de la diffusion d’un spectacle auquel prend part l’artiste.
Produits dérivés
Partie des profits liés à la vente de t-shirts, affiches, etc.
Cet article a été publié dans le numéro de décembre 2018 de L’actualité.