Salman Rushdie : le magicien

Peut-on échapper à l’Histoire ? C’est là l’une des questions fondamentales qui traversent toute l’œuvre de Salman Rushdie, à commencer par Les enfants de minuit, véritable chef-d’œuvre.

Luiz Munhoz / Wikimédia Commons

C’est l’un des plus grands romanciers vivants, parce qu’il a écrit l’un des plus grands romans de notre temps. Et parler de Salman Rushdie en précisant « vivant », ce n’est pas une figure de style. Il est bien vivant, malgré une dizaine d’années de terreur où il a dû se cacher pour survivre. Il a publié plusieurs romans qui en font un grand romancier, mais il a surtout signé Les enfants de minuit, qui en fait l’auteur d’un chef-d’œuvre. Un livre d’une rare beauté et d’une force exceptionnelle. Un univers unique, magique, enchanté. Un livre à lire, assurément. 

Rushdie est né à Bombay en juin 1947, quelques semaines seulement avant l’indépendance de l’Inde. Il y passera les premières années de sa vie avant d’aller à Londres pour ses études. Tout son imaginaire se construira à partir de son enfance indienne, de ses couleurs, de ses mythes. « Parfois, les légendes deviennent réalité, et sont plus utiles que les faits », peut-on lire dans Les enfants de minuit, et cela représente une parfaite introduction à son œuvre et à sa vie. 

Le paradoxe de l’écriture de Rushdie réside dans sa capacité à exploiter pleinement les ressorts magiques d’un récit tout en offrant une vision pragmatique du monde. En résulte un univers riche, lyrique, drôle, déjanté, dur quelquefois, mais toujours sensible et lumineux. On parle à son propos d’une sorte de réalisme magique. « La réalité peut avoir un contenu métaphorique, écrit Rushdie dans Les enfants de minuit, cela ne la rend pas moins réelle. » 

À la publication des Enfants de minuit en 1981, l’auteur britannique d’origine indienne ne pouvait se douter que, moins de 10 ans après, il se retrouverait au centre d’une controverse planétaire pour avoir écrit un autre roman, Les versets sataniques, qui allait soulever l’ire de l’ayatollah Khomeiny, et par conséquent d’une bonne partie du monde musulman. Mais ça, c’est une tout autre histoire. Il la racontera d’ailleurs de façon magistrale dans ses mémoires, Joseph Anton, qu’il publiera des années plus tard, en 2012, après avoir recouvré une forme de liberté et refait sa vie aux États-Unis. 

Les enfants de minuit : mythe et réalité 

Les enfants de minuit de Rushdie, ce sont ces enfants nés dans les premiers instants de l’Inde indépendante, et dont l’histoire se confond avec celle du nouveau pays. « Comprenez ce que je dis, écrit Rushdie, pendant la première heure du 15 août 1947 — entre minuit et 1 heure du matin — pas moins de mille et un enfants sont nés à l’intérieur des frontières de l’État souverain et nouveau-né de l’Inde. […] Ce qui rendait l’événement remarquable, c’était la nature de ces enfants, chacun d’eux étant, à cause de quelque caprice de la biologie, de quelque pouvoir surnaturel du moment, ou simplement d’une pure coïncidence […], doté de traits, de talents ou de facultés, qui ne peuvent être qualifiés que miraculeux. » Ce conte moderne est aussi, comme souvent chez Rushdie, d’une puissante portée politique. Ses romans nous interrogent sur les notions de liberté, de bien et de mal. Avec lui, la frontière entre le monde imaginaire et le monde réel est perméable. Le projet littéraire de Rushdie a toujours été de chercher à comprendre comment le monde était imbriqué ; non pas pour en creuser les failles, mais bien pour éviter qu’il ne se défasse. C’est dense, c’est caustique, c’est une littérature qui danse et c’est magnifique.  

Les enfants de minuit est un chef-d’œuvre de la littérature mondiale au même titre que Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, auquel il emprunte une forme de lyrisme magique. Un jour où il était en déplacement pour une série de conférences sur la liberté d’expression, Rushdie eut la chance de s’entretenir avec le grand García Márquez. Ils évoquèrent ensemble leurs livres et « les mondes dont ils jaillissaient ». Entre l’Amérique latine et l’Asie du Sud, ils dressèrent de nombreux parallèles. « C’était l’un et l’autre des mondes qui avaient un long passé colonial, note Rushdie dans Joseph Anton, des mondes où la religion était très présente, importante et parfois même oppressante, dans lesquels militaires et civils se disputaient le pouvoir, dans lesquels on trouvait des extrêmes aussi bien dans la fortune que dans la misère et beaucoup de corruption entre les deux. » En se rappelant cette discussion, Rushdie retenait surtout que García Márquez lui avait parlé de livres, « d’écrivain à écrivain », et non comme s’il s’adressait à cette sorte de bête de foire qu’il était devenu sous la fatwa iranienne.

À sa sortie en 1981, Les enfants de minuit a reçu un accueil favorable en Inde et partout dans le monde, et Rushdie a connu la célébrité alors qu’il était dans la jeune trentaine. Puis, après que Les versets sataniques ont été interdits dans plusieurs pays, il a été choqué que le gouvernement de l’Inde refuse le tournage d’une adaptation cinématographique des Enfants de minuit sur son territoire. Sa « déclaration d’amour à l’Inde », comme il désignait ce roman, avait été jugée « impropre à être filmée où que ce soit dans le pays ». Cela ne l’a pas empêché de continuer à raconter des histoires où l’Inde occupe une grande place. Si un auteur se révèle encore davantage dans ses romans que dans ses mémoires, comme le suggère l’écrivain Martin Amis dans son livre Inside Story, comment se surprendre que le pays de l’enfance soit si présent dans l’œuvre de Rushdie ? « Entre le voyage et le retour se trouve coincé ce temps pourri qui peut pousser à la folie », a écrit Dany Laferrière dans L’énigme du retour

Joseph Anton

C’est un romancier qu’on a voulu faire taire. Le 14 février 1989, le ciel lui est tombé sur la tête. Son roman Les versets sataniques n’était plus un roman. C’était une insulte et lui-même était perçu comme une sorte de monstre. Rushdie est entré de force dans une forme de clandestinité, protégé jour et nuit par une horde de policiers, se déplaçant de maison en maison et de ville en ville partout au Royaume-Uni devant les menaces d’assassinat. Le romancier vivait une vie de roman policier. Son existence s’est transformée en enfer sur terre et il a changé d’identité pour devenir Joseph Anton — pseudonyme en hommage à Joseph Conrad et à Anton Tchekhov. Rushdie le romancier avait été emporté par la folie des extrêmes. On ne sort pas indemne d’une mise à mort. 

Ce n’était pas la première fois que l’on menaçait un écrivain. Mais le combat de Rushdie et de tous ceux et celles qui l’ont soutenu, et le soutiennent encore aujourd’hui, ne se limite pas à la liberté d’expression, c’est aussi le combat de la liberté de penser, de caricaturer, d’écrire, de lire, de vivre, d’aimer, c’est la lutte pour le bonheur lui-même, pour la liberté tout court.

La liberté aux États-Unis

À la fin des années 1990, alors qu’il se sentait de plus en plus pris au piège au Royaume-Uni où les gouvernements successifs de Thatcher, Major et même de Tony Blair ne l’avaient défendu que du bout des lèvres, il a pris de plus en plus plaisir à voyager aux États-Unis. Il s’est rendu à New York à de nombreuses reprises, bien sûr, mais aussi dans le Vermont — pour y visiter John Irving —, et dans les Hamptons, où il s’est marié à l’été 1997 en présence d’amis auteurs, dont Paul Auster, William Styron et Martin Amis. Ce pays était alors pour lui le symbole de la liberté. Et un symbole de liberté peut être « plus important que les faits », écrira-t-il dans La maison Golden, un autre excellent roman qu’il publiera en 2017. 

Rushdie s’est en quelque sorte exilé aux États-Unis pour se dérober à sa propre histoire, pour se sauver lui-même, mais il n’échappera pas à l’Histoire. Celle-ci se dressera de nouveau le 11 septembre 2001. Tout juste installé pour de bon à New York, il avait justement prévu la sortie d’un nouveau roman ce jour-là — cela ne s’invente pas. Au cœur de Furie « reposait l’idée que son arrivée à Manhattan coïncidait avec un âge d’or de la cité », écrit-il avec une pointe d’ironie dans Joseph Anton. Ce type d’ironie que l’on ressent lorsqu’on réalise que la vie est peut-être réglée autant par le destin que par le hasard. Peut-on échapper à l’Histoire ? C’est là l’une des questions fondamentales qui traversent toute l’œuvre de Salman Rushdie. 

En 2008, plus de 25 ans après sa publication, Les enfants de minuit a été une fois de plus salué par le prix Booker, sorte de Goncourt anglais, alors qu’il a été sacré meilleur lauréat de tous les temps. « Je ne pus trouver nulle part quelque chose d’aussi nouveau que nous », écrit-il dans Les enfants de minuit. C’est qu’avec Rushdie, on est sans cesse invité à refaire le pari de « croire en la nature humaine et en l’universalité de ses droits, dans sa morale et dans sa liberté, et de résister aux sirènes du relativisme », dit-il dans les dernières pages de Joseph Anton. Chaque jour, choisir la liberté. Rushdie a bien retenu la leçon de Borges, pour qui la littérature ne devait pas se transformer en fable. « Elle doit avoir la liberté de l’imagination, la liberté des rêves. » C’est probablement cette liberté qui donne toute sa puissance à l’œuvre de Rushdie. « Une vision peut être si forte qu’elle mettra l’histoire en mouvement », peut-on lire dans Les enfants de minuit.  

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Lorsque Dominique Lebel, dans cette chronique excellente comme toujours, écrit ceci : « (…) Les versets sataniques, qui allait soulever l’ire de l’ayatollah Khomeiny, et par conséquent d’une bonne partie du monde musulman. »

Il ne précise pas qu’il s’agit du courant Musulman chiite qui est estimé de 150 à 200 millions de pratiquants dont la population n’est majoritaire que dans quelques pays : principalement en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan et dans le minuscule royaume de Bahreïn. Même en Inde ou au Pakistan, les chiites ne représentent que 10 à 15% des musulmans.

À titre de comparaison les sunnites qui forment le principal courant de l’Islam comptent plus d’1,5 milliards de pratiquants dans le monde.

L’une des questions qui pourrait se poser serait de savoir pourquoi « Les versets sataniques » portent l’ire du guide spirituel des chiites, l’imam Rouhollah Khomeiny et non la colère des prélats sunnites ? Puisque de par l’apparence du titre, Salman Rushdie s’en prendrait directement aux paroles du prophète Mahomet.

L’une des réponses simple à cette question vient plus de l’Islam politique que de l’Islam religieux qui depuis Mahomet ont toujours été intimement lié. En évoquant dans son roman la Révolution iranienne de 1979, le retour d’exil de Khomeiny ou encore des attentats comme celui du vol 182 d’Air India du 23 juin 1985, vol au cours duquel 270 canadiens périront sur les 329 personnes qui étaient dans l’avion. Rushdie dans sa trame romanesque se met à dos ces chefs politiques qu’ils soient séparatistes sikhs, ou imans chiites qui agissent de manière irrationnelle en vertu de principes religieux.

La fatwa édictée par Khomeiny — laquelle réinstaure le délit de blasphème -, est plus politique que religieuse. Puisque finalement c’est le principe même du son retour d’exil de France en Iran qui mine la crédibilité de la Révolution de 1979 qui consistait essentiellement à se débarrasser de la dynastie Pahlavi qui s’était corrompue et non spécifiquement de remplacer une dictature par une théocratie qui mettait dans les mains d’un seul homme tous les pouvoirs comme s’il était divin.

Si Salman Rushdie dérangeait Khomeiny, c’est possiblement parce que la vision politique de l’Islam du chef suprême, était selon certains spécialistes en contravention des préceptes l’Islam tels qu’enseignés par prophète Mahomet. D’où l’indifférence des sunnites qui s’estiment les plus proches du Coran.

Pour cette raison les successeurs de Khomeiny se sont dissociés de cette fatwa de mort qu’ils ne peuvent annuler puisque Khomeiny est disparu sans jamais l’avoir retirée. Comme cette fatwa ne visait pas seulement Rushdie mais encore ses proches collaborateurs, elle aura porté son lot de victimes depuis 1989. Ainsi ces romanciers dont les œuvres subsistent longtemps, peuvent être parfois très puissants puisque leur magie rejoint la dimension subtile du sacré.