
Mary Hope Juliet Randall, dite Hope, était la plus jeune représentante d’une famille qui, depuis une époque imprécise – mais que d’aucuns situaient sept générations en arrière -, souffrait d’une grave obsession pour la fin du monde.
Les Randin, famille d’origine très vaguement acadienne, avaient été déportés par les Britanniques en 1755. Parachutés au Maryland, ils y adoptèrent le patronyme Randall, sans pour autant se laisser assimiler, et revinrent en Nouvelle-Écosse, où ils consacrèrent les décennies subséquentes à squatter des lopins de tourbière ingrate. On pouvait d’ailleurs croire que l’obsession familiale pour l’apocalypse remontait à ce traumatisme géopolitique. N’était-il pas normal, voire inévitable, qu’une lignée d’agriculteurs déportés éprouvât certaines sensibilités à l’égard des agglomérations urbaines, des grandes catastrophes et du cours normal de l’histoire ? Cette théorie ne faisait pas consensus, toutefois, et certains généalogistes soutenaient plutôt l’hypothèse d’une maladie congénitale développée à coups d’unions consanguines (les Randall étaient casaniers).
Chose certaine, les mêmes symptômes se répétaient de génération en génération avec une précision chorégraphique : en arrivant à la puberté, chaque Randall se voyait surnaturellement instruit des moindres détails de la fin du monde – sa date, son
heure et sa nature. Règle générale, cette vision se produisait la nuit. D’ailleurs, il ne s’agissait pas vraiment d’une vision, laquelle aurait pu passer pour un banal cauchemar. Non, les Randall syntonisaient l’apocalypse en trois dimensions. Ils sentaient sur leur peau le crépitement de la pluie et la brûlure des shrapnells, ils suffoquaient dans les incendies, ils goûtaient la cendre, ils entendaient les hurlements, sentaient l’odeur des cadavres en décomposition.
Les Randall nommaient ce phénomène la « Révélation nocturne », la « Lumière », la « Prédiction » – ou, plus communément, le « Mauvais-Quart-d’Heure ». Chaque Randall recevait une date différente, ce qui compliquait passablement la tâche d’être pris au sérieux. En outre, lorsqu’un Randall survivait à sa fin du monde, il manifestait un brusque déséquilibre mental et une tendance à endommager la propriété publique. L’histoire se concluait généralement à l’asile, ou ce qui en tenait lieu.
L’arbre généalogique des Randall aurait pu servir à enseigner l’histoire de la psychiatrie en Amérique du Nord au cours des cent cinquante dernières années, depuis la douche froide jusqu’à la désinstitutionnalisation, en passant par la lobotomie, la thérapie occupationnelle, la camisole de force et le lithium.
Cas no 1 : Harry Randall Truman, le patriarche, avait perdu la tête à l’automne 1835, peu après le passage de la comète de Halley. Il avait annoncé le retour de Moïse à bord d’une baleinière incandescente, puis avait bouté le feu à la grange du pasteur pentecôtiste. Les voisins l’avaient intercepté, ligoté et expédié au Halifax Mental Asylum, où il termina ses jours dans l’aile des pyromanes et autres sociopathes.
Cas no 37 : Gary Randall s’était terré quinze ans durant dans un cabanon en plywood, de la fenêtre duquel il accueillait les (rarissimes) psychothérapeutes avec des salves de calibre 12. On l’avait trouvé accroché ferme à son fusil, un matin où la température avait chuté à 40 degrés au-dessous de zéro. Raide, bleu, bien débarrassé de son obsession.
Cas no 53 : Henry Randall Jr, grand-père de Hope et contemporain de la crise économique, se montra plus constructif. Il canalisa son angoisse dans la fondation de l’Église Minoritairienne Réformée du Septième Ruminant, une secte parachrétienne qui annonçait l’Armageddon pour le 12 juin 1977. Une manière pas plus malsaine qu’une autre de tuer le temps. L’Église exista jusqu’à la date susmentionnée, à la suite de quoi Henry se suicida en gobant une poignée de clous à toiture.
Ainsi en allait-il des Gary Randall, Harry Randall, Harriet Randall, Hanna Randall, Henry Randall, Randolph Randall, Handy Randall, Hans Randall, Hank Randall, Annabel Randall, Henryette Randall, Hattie Randall et autres Pattie Randall – cependant que s’écoulaient les jours, imperturbables, et que la planète persistait à tourner telle une mauvaise blague.
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