Tête-à-tête avec Rodin

Alors que le Musée des beaux-arts de Montréal présente Métamorphoses : Dans le secret de l’atelier de Rodin, nous avons voulu mieux comprendre l’univers du sculpteur. Pour ce faire, nous avons imaginé un entretien avec… Rodin lui-même ! 

Auguste Rodin (Photo : Hulton Archive/Getty Images)
Auguste Rodin (Photo : Hulton Archive/Getty Images)

Le penseur, Le baiser, Les bourgeois de Calais : près d’un siècle après la mort d’Auguste Rodin (1840-1917), ils font toujours courir les foules. Alors que le Musée des beaux-arts de Montréal présente Métamorphoses : Dans le secret de l’atelier de Rodin, la plus grande expo qu’on lui ait jamais consacrée au pays, nous avons voulu mieux comprendre l’univers du sculpteur et la fascination qu’il exerce sur des générations d’amateurs. Pour ce faire, nous avons imaginé un entretien avec… Rodin lui-même ! Petite fiction artistico-historique.

Votre travail fait toujours la fortune des musées, aux quatre coins du monde. Comment expliquer la longévité de votre œuvre ?

Je présume que les motifs de mon travail parlent encore aux hommes et aux femmes d’aujour­d’hui. Prenez L’homme qui mar­che, cette sculpture sans tête ni bras : elle n’appartient à aucune époque en particulier. J’ai voulu témoigner, par elle, du mouvement même de la marche, sans aucun référent historique, ce qui peut émouvoir quelqu’un du XXIe siècle autant que de l’Antiquité. Et puis, j’aime bien me citer moi-même. Dans ma sculpture La porte de l’enfer, par exemple, on peut voir mon Penseur, en petit format, Les trois ombres et d’autres figures présentes ailleurs dans mon œuvre. Cette forme de recyclage est appréciée par les temps qui courent, non ?

Alors que beaucoup de grands artistes ne connaissent qu’une gloire posthume, vous avez connu le succès — et la prospérité — de votre vivant…

J’ai eu cette chance. La réputation est arrivée un peu sur le tard — pendant longtemps, j’ai travaillé au service des autres, à commencer par Carrier-Belleuse —, mais en 1877, avec L’âge d’airain, mon premier bronze, on a compris de quoi j’étais capable. Au tournant du siècle, le rayonnement est devenu international, en particulier après la présentation de mon travail au pavillon de l’Alma, en marge de l’Exposition universelle de Paris. Après, je n’ai plus eu de répit. Tout le monde a voulu avoir « son » Rodin ! Le MET de New York a même inauguré, en 1912, une salle qui porte mon nom. Pas mal pour le fils d’un commis de bureau, hein ?

Vous avez un rapport particulier avec vos modèles, n’est-ce pas ?

J’aime les voir circuler librement dans l’atelier, sans nécessairement prendre la pose. Je les surprends sans arrêt dans des positions qui n’ont rien de traditionnel, allongés ici, appuyés là. Je note tout ça dans mon calepin, sous forme de croquis, ce qui devient le point de départ de statues aux postures différentes de celles de mes collègues. La question que je me pose chaque fois, quel que soit le geste à reproduire, est la suivante : comment décrire cette chair qui me rend si attentif ?

En revanche, certains de vos sujets ne l’ont pas gardée suffisamment, la pose. En 1915, vous avez commencé un buste du pape Benoît XV, mais il ne vous a pas rendu la tâche facile…

Ah, celui-là ! Il ne tenait pas en place, le Benoît. Il se levait sans arrêt, prétextant avoir autre chose à faire. Comment voulez-vous en arriver à un résultat satisfaisant avec un sujet qui a la bougeotte, aussi papal fût-il ? J’ai finalement achevé le buste chez moi, à Meudon, de mémoire. On dit qu’il n’a pas trop aimé le résultat ; moi je dis : tant pis pour lui !

Comment définissez-vous votre style ?

J’ai toujours aimé m’emparer de sujets classiques, revisiter les nus gréco-romains, par exemple, en en proposant des variantes, en grossissant certains traits. Ils m’ont bien fait rire ceux qui ont jugé que je ne respectais pas les proportions du corps humain, que les mains et les pieds dans mes sculptures étaient trop gros… Ceux-là n’ont pas compris que je confère ainsi une gravité aux gestes, aux postures. Ce que je veux par-dessus tout, c’est faire parler la matière. En fait, il n’y a ni beau style, ni beau dessin, ni belle couleur : il n’y a qu’une seule beauté, celle de la vérité qui se révèle.

C’est peut-être ces libertés que vous avez prises qui font de vous, au dire de beaucoup, le père de la sculpture moderne…

Vous m’en voyez flatté. Chose certaine, j’ai toujours voulu ouvrir la sculpture à l’expérimentation, ne pas l’enfermer dans un académisme, malgré mon souci des techniques classiques. Bien des jeunes sculpteurs se sont inté­ressés à mon atelier, ça c’est vrai. Constantin Brancusi a traversé l’Europe — à pied, qu’il dit ! — pour venir me rencontrer. J’ai eu l’impression qu’il me prenait un peu pour un messie. Je l’ai sûrement déçu, à cet égard, mais il faut être myope pour ne pas voir que j’ai influencé son coup de ciseau. Clara Westhoff et Aristide Maillol ont aussi travaillé auprès de moi, et tant d’autres… On peut sans doute dire qu’il y a un avant et un après Rodin, oui.

En marge de l’expo du MBAM, on présente Les bourgeois de Vancouver, une installation vidéo d’Adad Hannah et Denys Arcand qui s’inspire de vos célèbres Bourgeois de Calais. C’est ça, la postérité, pour vous ?

Mon œuvre à moi est une sorte d’hommage à six notables de la ville de Calais qui, en pleine guerre de Cent Ans, auraient été sacrifiés pour que leur ville soit épargnée par l’envahisseur anglais. L’installation d’Hannah et Arcand, si j’ai bien compris, parle des sacrifiés de votre temps : un chômeur, un ex-junkie, une immigrante isolée culturellement… Il est fascinant qu’un thème soit ainsi repris, selon les préoccupations de l’époque. Rien ne peut me faire plus plaisir. Plus que jamais, j’ai envie de vous servir cette phrase que j’aime bien : nous, sculpteurs, sommes des ouvriers dont la journée ne finit jamais.

(Jusqu’au 18 octobre au Musée des beaux-arts de Montréal)