On se souvient peut-être qu’à la fin d’Immobile, le précédent roman de Ying Chen, la narratrice se trouvait devant une auberge, face à la mer. Son mari, appelé A…, était parti, et elle n’avait pas cherché à le retenir. « Assise devant l’auberge, disait-elle, sans bagage, dans la poussière soulevée par des parents pressés, j’attendrai ce camion qui, je l’espère, saura m’emporter. Tout sera alors fini. Tout recommencera. »
Tout recommence, en effet, puisqu’au début du roman suivant, Le champ dans la mer, la femme se trouve encore au même endroit: « J’ai dormi sur le perron de son auberge et je n’ai pas payé. Ce matin, ce sont les coups de pied de l’aubergiste qui m’ont réveillée. » Tout, c’est-à-dire l’immense rêverie qui ramène la femme vers des vies antérieures qui ont eu lieu réellement (selon de vieilles croyances) ou n’ont pas eu lieu (selon la vision moderne des choses) et l’empêche de vivre sa vie présente.
A…, c’est-à-dire le mari, l’archéologue, le scientifique, celui qui représentait dans Immobile l’enthousiasme moderne, est encore nommé dans Le champ dans la mer, mais sans y être vraiment présent. L’essentiel de ce dernier roman se passe dans une des vies antérieures de la narratrice, et c’est l’histoire d’un amour d’adolescence entre celle-ci et un garçon du voisinage désigné par la lettre V… Nous sommes dans un village ancien, entouré de champs de maïs et en grande partie déserté par sa population. Le père de la narratrice, qui est maçon, meurt en tombant du toit d’une maison voisine qu’il était en train de réparer et – coïncidence dont on ne doit pas s’étonner – sa fille mourra en recevant sur la tête une tuile du même toit. Entre-temps, une histoire d’amour aura eu lieu entre cette dernière et le fils de la maison voisine, malgré l’hostilité provoquée entre les deux maisons par la chute du père. Une histoire un peu semblable à celle de Roméo et Juliette, bien que la narratrice tienne à écarter cette ressemblance. On est en Chine, pas en Italie. Et, dans la Chine de Ying Chen, tout peut toujours recommencer, la mort n’est jamais définitive.
Le champ dans la mer est donc un autre épisode de la lutte qui ne cesse jamais, dans l’oeuvre de Ying Chen, entre l’histoire et la mémoire, une lutte sans vainqueur possible. Tout au plus peut-on dire qu’ici le combat semble avoir perdu un peu de la vigueur qu’il avait dans Immobile. L’écriture est également moins sûre, moins pleine que dans le roman précédent, et l’on se prend à penser que l’oeuvre de Ying Chen se trouve à ce tournant difficile où, sans renoncer à sa vision du monde, elle devra explorer des terrains un peu différents.
Il y a trop de vies dans Le champ dans la mer. Il n’y en a pas assez dans le roman de Sylvain Trudel, Du mercure sous la langue: son héros-narrateur est un jeune garçon hospitalisé pour un cancer et qui se sait promis à la mort.
Frédéric n’est pas un garçon ordinaire; on n’est pas impunément un personnage de Sylvain Trudel. Il fait des poèmes. Il possède une langue d’une richesse exceptionnelle, pleine de tournures frappantes, originales. Des connaissances médicales sur la maladie qui l’accable. Sa culture n’est pas non plus celle du tout-venant. Cancéreux, comme on l’a dit, il décide de se faire appeler Métastase, en l’honneur d’un poète italien du 19e siècle. On vient de comprendre qu’il a l’humour féroce.
Il n’y aura pas beaucoup d’événements marquants dans ce récit d’hôpital: des amis qui s’en vont chez eux après avoir été déclarés guéris; d’autres, plus nombreux, qui sont voués à la mort, comme Frédéric. Et les visites de la parenté. Frédéric discute ferme avec sa psychothérapeute, Maryse Bouthillier, et l’aumônier boiteux, l’abbé Guillemette, à qui il en fait voir de toutes les couleurs sur le terrain de la religion. Dira-t-on qu’il – ou plutôt son auteur – en fait trop, qu’il abuse d’une machine verbale qui tourne parfois à vide? Il m’est arrivé, en cours de lecture, de me rappeler avec nostalgie l’extrême économie de la nouvelle qui a donné naissance à ce récit et qu’on pouvait lire dans Les prophètes, parus en 1996. Mais j’avais tort. Il y a de nombreuses pages, dans Du mercure sous la langue, qui justifient la réécriture à laquelle s’est livré Sylvain Trudel. Je pense, en particulier, à ce chant prodigieux de déréliction et de révolte qui s’élève à la fin du récit, cette « fête du mort » qui compte parmi les sommets de l’oeuvre du romancier. Ces pages nous rappellent que Sylvain Trudel est une des voix les plus fortes, les plus personnelles de la littérature québécoise actuelle.
Le champ dans la mer, par Ying Chen, Boréal, 114 p., 17,95$.
Du mercure sous la langue, par Sylvain Trudel, Les allusifs, 130 p., 18,95$.
Le champ dans la mer
J’avais l’impression de marcher sur un chemin ancien. Son aspect aride faisait songer aux époques lointaines où commencement et fin sont confondus, effets et causes impossibles à démêler. J’avais toujours de mauvaises notes en histoire. Pendant quelques instants, mon esprit était envahi par le vague souvenir d’une longue et pénible marche, d’une fatigue rappelant d’innombrables et pourtant identiques désirs jamais assouvis et inassouvissables, projets de bonheur sans cesse avortés.
Ying Chen