Dany Laferrière, l’auteur du scandaleux roman-que-vous-savez, a vraiment quitté nos rives. Certains racontent qu’il vit à Miami, où il fait chaud, et qu’il y écrit de nouveaux romans. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il est retourné à son adolescence haïtienne, et il y a fort à parier qu’il n’en sortira pas de sitôt. C’est terrible, l’adolescence, inépuisable. Auprès de ses grandes aventures, les jeux de l’âge adulte, ceux par exemple que Dany Laferrière pratiquait ou plutôt faisait pratiquer par son personnage dans Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer , ont l’air un peu légers.
Nous en sommes au deuxième tome. Dans le premier, L’Odeur du café, le romancier avait évoqué une grand-mère prestigieuse, magique, extraordinairement haïtienne. Il a vieilli un peu, maintenant. Il vit avec sa mère et quelques tantes, qui ont de fortes personnalités. Surtout, il vagabonde avec un méchant compagnon appelé Gégé, auteur de mauvais coups en tous genres et qui ne craint même pas les tontons macoutes.
Mais les « jeunes filles » du titre ? Ce sont des demoiselles de petite vertu qui habitent en face de chez lui, et chez qui notre pubère va se réfugier après avoir été compromis (du moins le croit-il) par les frasques de Gégé. Assisterons-nous à la grande Initiation, aux Bacchanales de la chair enfin libérée ? Non pas. Il y a bien quelques petites pages un peu chaudes, mais pour l’essentiel Dany Laferrière nous présente les pensionnaires de Miki comme une volière de jeunes filles en fleurs à peine moins proustiennes que nature, jolies bien sûr, intelligentes, drôles, fort mal embouchées à l’occasion, conservant dans leur sordide métier une étrange fraîcheur. Elles s’appellent Choupette, Pasqualine, Marie-Flore, Marie-Erna, Marie-Michèle, c’est tout dire. Dany Laferrière leur élève un monument digne d’elles.
Un de perdu, un de trouvé. Dany Laferrière est parti, Marco Micone est resté. Non sans difficultés, non sans une forte nostalgie de son village natal. « Aussi longtemps, écrit-il, que les mots de mon enfance évoqueront un monde que les mots d’ici ne pourront saisir, je resterai un immigré. » Marco Micone reste aussi un immigré parce que ce village natal n’est plus tout à fait le sien, parce qu’il se sait définitivement installé dans un autre monde.
Son livre, Le Figuier enchanté, fera peut-être penser au roman du Torontois Nino Ricci, Les Yeux bleus et le serpent , qui a obtenu un vif succès il y a quelque temps. Il est moins bien construit, fait de morceaux un peu disparates, mais il offre souvent des images fortes, saisissantes. Celle-ci par exemple, de travailleurs immigrés : « J’ai les mains et les pieds dans le ciment 10 heures par jour et je suis entouré d’hommes qui n’ont pas vu leur famille depuis des années. Quand ils parlent d’eux-mêmes, on dirait qu’ils décrivent un chantier. »
C’est à partir de Montréal que Marco Micone écrit son livre. Et il ne se contente pas de raconter; il réfléchit, il examine ce qui lui arrive, ce qui arrive à ses compatriotes venus comme lui au Canada refaire leur vie. Il a des phrases très dures sur sa communauté, son enfermement volontaire, son refus du fait français. Mais les francophones ne perdent rien pour attendre. L’auteur imagine en fin de livre un dialogue entre une Québécoise d’origine et une Italienne immigrée, où la première fait figure de sotte finie. Le mépris de l’autre est-il plus légitime quand il est pratiqué par l’arrivant à l’égard de l’installé ?
Disons qu’il s’excuse plus facilement. Le livre de Marco Micone est le fait d’un homme déchiré, qui explore toutes les dimensions de ce déchirement avec une sincérité et une intelligence parfois bouleversantes.
Le Goût des jeunes filles, par Dany Laferrière, VLB, 207 pages, 16,95 $.
Le Figuier enchanté, par Marco Micone, Boréal, 118 pages, 15,75 $.
Le goût des jeunes filles
J’ai l’impression d’être déjà mort. Dans un cercueil vitré. Je vois tout. Je comprends tout. Je ne peux pas parler. Je peux faire bouger mes lèvres, mais on ne m’entendra pas. Je suis de l’autre côté des choses. Du côté de l’ombre. La lumière est juste en face. Cette impression s’accentue quand je regarde ma chambre (de l’autre côté). Je me vois en train de marcher dans cette étroite pièce. Je fais mes devoirs. J’étudie mes leçons. Je suis un gentil garçon. C’est ce que croient ma mère et mes tantes. Alors que je suis tout plein de rage. Je suis toujours en colère. Contre tout. Je déteste cette maison. Je déteste la rue. Je déteste cette ville. Je veux le ciel tout à moi. Personne ne soupçonne ce qui se passe en moi. Je continue à obéir à tout le monde. J’obéis à ma mère. J’obéis à mes tantes. J’obéis à mes professeurs. Alors que je les déteste tous. Je ne me sens vivant que lorsque je pense aux filles.
Le Goût des jeunes filles, Dany Laferrière