Je n’avais plus aucune nouvelle de Riopelle. Consciente de marcher sur des œufs, je m’informais de loin de sa santé. De temps en temps, je risquais un coup de fil à son atelier. À la longue, ses silences avaient commencé à me peser.
La fin de mon enquête approchait. Je ne sais plus trop sous quel prétexte, j’ai sollicité un rendez-vous avec Champlain Charest, médecin, entrepreneur, ami et confident de Riopelle. Le Dr Charest m’a invitée à passer au restaurant qu’il avait ouvert avec Jean Paul dans un ancien magasin général à Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson.
L’hiver était à nos portes. Sur l’autoroute des Laurentides, la visibilité n’était pas très bonne. Perdue dans mes pensées, j’ai manqué la sortie pour Sainte-Adèle. Demi-tour. Il s’est mis à pleuvoir.
Le Bistro à Champlain a surgi sur ma droite au dernier instant. Il pleuvait toujours. J’ai garé la voiture dans le stationnement et franchi la porte du restaurant. Dans le portique, un grand hibou de bronze occupait un coin. J’ai souvent pensé que les sculptures de Riopelle étaient des gardiennes, des protectrices, des porte-bonheurs ; néanmoins, j’éprouvais une légère appréhension. Tandis que mon regard caressait une lave émaillée, mon esprit demeurait aux aguets.
Champlain Charest m’attendait derrière un comptoir, dans la pénombre. Il a offert de prendre mon manteau, puis m’a dirigée vers la salle à manger. Sur le seuil, j’ai senti mon sang se figer dans mes veines. Nous n’étions pas seuls. Toute une petite bande était réunie autour de Jean Paul Riopelle qui, goguenard, sirotait un pastis.
Il m’a jeté un regard amusé. Sur une chemise de soie, il portait un blouson d’aviateur de cuir noir. Ses cheveux blancs, épais comme de l’étoupe, lui tombaient aux épaules. Obscurcissant son visage barbu, les éternelles lunettes noires à la Easy Rider étaient impossibles à manquer.
Fin 1993, je me suis donc retrouvée devant lui pour la première fois en presque deux ans. Après avoir pris place à ses côtés, je l’ai félicité pour la dernière rétrospective de ses œuvres au Musée des beaux-arts de Montréal. Toujours féliciter les artistes. Ils apprécient. Même les plus grands.
J’étais étonnée de ne pas trouver Huguette à ses côtés ce jour-là, mais son fils Nicolas, présent à table, m’a appris que sa mère était en Europe « pour régler quelques affaires ». Nous avons enchaîné sur la température (j’adore parler de la pluie et du beau temps, et Jean Paul était versé en la matière).
J’ai tiré discrètement mon calepin de mon sac (pas de magnétophone, selon une règle établie depuis longtemps). Jean Paul a réclamé des cigarettes. Champlain a eu un regard réprobateur. Riopelle grillait toujours ses trois paquets de Gauloises par jour. À ce régime, il n’en aurait plus pour très longtemps.
Les hommes ont discuté cigares.
« Moi, je fume des Churchill, s’est vanté Jean Paul en se tournant vers moi pour préciser avec emphase : Ce sont les plus chers. » Comme le diable est dans les détails, il a ajouté que le Churchill est de fabrication cubaine, qu’il mesure presque sept pouces, que son diamètre est aussi de bonne dimension et qu’il ne s’éteint pas avant au moins une heure d’activité brûlante.
Bon public, j’ai accueilli le théâtre habituel sans trop chercher à comprendre. On a parlé ensuite de voitures de luxe, de clowns, de chasse et de pêche. Riopelle a aussi mentionné la famille Bouglione. À Paris, il s’était nourri de théâtre populaire, de l’art des bateleurs, des forains, des Italiens, des gitans. C’est cela qu’il voulait que je retienne. J’ai donc transcrit ses observations. Des années plus tard, en googlant le nom « Bouglione », j’ai constaté qu’il s’agissait d’une famille d’origine italienne et gitane, une des dernières dynasties du cirque français.
Pour Riopelle, la table était un lieu de plaisir et de réconciliation. Je restais sur le qui-vive, cependant. Je savais que je ne devais jamais, au grand jamais, mentionner le sujet de notre dispute, auquel cas mon carrosse se changerait en citrouille. Mais comment ne pas être charmée ? De bonnes odeurs nous parvenaient de la cuisine. Les verres étaient pleins. Préparée par un excellent cuisinier, une omelette aux crevettes et aux lardons s’est retrouvée devant nous. Avant d’attaquer le croûton au fromage fondu, Jean Paul a parlé de son rêve d’aller habiter en Irlande, « à cause des bagarres ; moi, j’adore les bagarres ». J’ai souri.
Soucieux de ne pas s’arrêter en si bon chemin, il a évoqué le dompteur de panthères qu’il avait rencontré jadis et qu’il comptait parmi ses amis. « Oh ! oh ! » s’est exclamé quelqu’un à sa gauche, admiratif. Pour ne pas le décevoir, Riopelle en a ajouté une couche et il a prétendu avoir lui-même exercé le métier de dresseur de fauves. Je m’attendais à ce qu’il parle des animaux, un de ses sujets favoris, mais on lui a apporté le combiné téléphonique. Huguette était au bout du fil. Elle a réclamé des nouvelles d’Ivan the Terrible, un komondor blanc que Jean Paul lui avait offert au printemps précédent comme cadeau d’anniversaire. « Il mord une personne par jour », lui a-t-il répondu, fataliste. Dans ses mémoires, Huguette précisera que cet animal leur vaudra « des poursuites judiciaires suivies d’amendes sévères ».
Par la grande fenêtre, le jour descendait. Quelqu’un a allumé des bougies. La conversation a glissé sur un tableau abstrait datant de 1952, intitulé 15 Chevaux Citroën. Cette toile inspirée de la fameuse « traction avant » dont Riopelle possédait un modèle, le peintre tenait à m’en parler. « J’ai mis les cinq chevrons dedans », a-t-il lancé en suggérant que je pourrais en apercevoir les coulées si j’observais le tableau attentivement. « Mais pourquoi cinq ? » J’avoue que j’aurais dû poser la question sauf que ça ne m’est pas venu à l’esprit.
Entre la poire et le fromage, Champlain m’a invitée à parcourir sa cave à vin, où il avait amassé vingt-cinq mille bouteilles, dont des Petrus, Château d’Yquem, etc. Le maître de céans m’a précédée dans l’escalier, jusqu’au sous-sol. Tout en m’excusant pour mon peu de connaissances en la matière, je l’ai félicité pour sa monumentale collection. De retour dans la salle à manger, tous se sont attaqués au strudel nappé de glace maison au rhum. Riopelle, qui avait la dent sucrée, a réclamé une autre portion. Il a continué à m’entretenir de sujets variés, allant du régime fasciste de Salazar au Portugal à une étude photographique des flocons de neige réalisée en 1885 au Vermont par un photographe, Wilson A. Bentley, qui était aussi un scientifique.
Quelque chose avait changé depuis notre dernière rencontre. Il s’intéressait à moi ! Il s’intéressait à sa biographie ! Sous le couvert de la rigolade, il dirigeait les opérations. Je ne l’avais jamais surpris dans ce rôle-là. Abandonnant sa réserve habituelle, il choisissait les sujets de discussion. Moi, j’écrivais sous sa dictée comme pour un dernier récapitulatif. Bien sûr, il conservait son mystère, mais il consentait à m’en dévoiler davantage. Il m’a ainsi signalé que son tableau Knight Watch de 1953 n’avait rien à voir avec celui de Rembrandt, The Night Watch. Sa toile devait plutôt être rattachée au skye-terrier tout noir qu’il était allé chercher chez une éleveuse de chiens écossaise nommée Percy Adams. Le tableau, d’ailleurs, se voulait un hommage à cette Mme Adams qui avait jadis possédé un chenil à Montréal.
Tout le temps où nous étions attablés au bistro, des gens passaient saluer Riopelle, plusieurs le touchaient, et les femmes se penchaient pour l’embrasser avec une réelle dévotion.
Il a poursuivi. « Je ne signais pas mes tableaux tout de suite parce que la peinture n’était pas sèche. Ça pouvait prendre deux ans avant que je les livre à mes marchands. Les dates de mes huiles sont toutes inexactes. Je traçais mon nom avec un clou. »
À Paris, son marchand Jacques Dubourg l’obligeait à titrer ses œuvres. « Ça nous emmerdait », a-t-il jeté en incluant le peintre russe Nicolas de Staël dans son souvenir. Pour Le Perroquet vert, il n’y avait pas de volatile impliqué. « Simplement, on était plusieurs et on a cru apercevoir un perroquet dans le tableau. » Pour Hommage à Robert le diabolique, une huile qui fait partie de la Fondation Gandur pour l’art en Suisse, il a voulu saluer Robert Lebel, essayiste, critique d’art et auteur d’une biographie de Marcel Duchamp, « un de mes grands amis ».
Il m’a aussi entretenue de son ami Wols, plasticien allemand associé au tachisme « qui à Paris peignait et vivait dans son lit » ; de son bateau en Méditerranée et du premier voilier qu’il s’était construit pour naviguer sur le Saint-Laurent et qu’il avait baptisé Le Tout Mouillé parce qu’il s’échouait constamment.
L’après-midi s’écoulait doucement. À un moment donné, la conversation a dévié sur « un gars qui avait tué sa femme à Mantes-la-Jolie ». Un pur western dont je n’ai compris les subtilités que plus tard, en lisant l’ouvrage d’Huguette Vachon, Jean-Paul : Fenêtres intimes. Histoire bizarre. La dame avait été étouffée dans son lit avant d’être jetée à l’eau par son mari joueur de billard et ami de Riopelle qui, « voulant croire à l’innocence de son copain », lui avait payé les services d’un bon avocat.
Le criminaliste avait bien fait son boulot, puisque le tueur avait été libéré faute de preuves. Mais Johnny (c’était son nom) n’en était pas quitte pour autant. La police l’avait à l’œil et, un an plus tard, la justice l’avait rattrapé : il s’était retrouvé derrière les barreaux pour le meurtre de celle qu’il avait effectivement jetée dans la Seine. Selon Huguette, Jean Paul a encodé cette histoire quelque part dans son œuvre ultime, L’Hommage à Rosa Luxemburg.
Tout le temps où nous étions attablés au bistro, des gens passaient saluer Riopelle, plusieurs le touchaient, et les femmes se penchaient pour l’embrasser avec une réelle dévotion. Au bout de la table, Jean Paul recevait ces hommages placidement, un peu comme Marlon Brando dans Le Parrain. Invitées à se tirer une chaise, quelques-unes de ces personnes s’assoyaient avec nous. Parmi les nouveaux convives, j’ai vu un couple se glisser à mes côtés avec sa petite fille.
Ils arrivaient de Chicoutimi. On m’a présentée. La femme m’a observée durant quelques minutes, puis elle m’a adressé ces quelques mots : « Puis-je savoir pourquoi vous prenez des notes ? »
Silence. Étant donné que mon interview avec Riopelle n’était pas officiellement admise et que, par conséquent, le carnet de notes que je tenais dans ma main n’existait pas, la situation était délicate. Je ne savais pas quoi répondre. Alors j’ai murmuré en espérant que mon interlocutrice ne me relancerait pas : « Je note ce que dit Jean Paul. »
Dehors, la pluie continuait à tomber. Ploc. Ploc. Ploc. Un peu affolée, j’avais l’impression d’entendre « notes notes notes » crépiter contre les fenêtres du bistro. Cette fois, mon compte était bon. Retour à la case départ. J’allais être expulsée pour vrai.
Contre toute attente, c’est Jean Paul qui a dénoué l’impasse.
« Why notes ? » a-t-il lancé avec son éternelle affection pour les jeux de mots.
Tout le monde s’est mis à rire. Je n’en revenais pas. D’un coup de baguette magique, Riopelle m’avait sortie du pétrin où il m’avait lui-même plongée deux ans plus tôt.
Ce jour-là, je l’ai vu pour la dernière fois.
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2023 de L’actualité.