Soir d’octobre, à Montréal. Bruno Blanchet, humoriste globe-trotteur, se pointe au rendez-vous, heureux comme Ulysse qui a fait un beau voyage en courant autour d’un lac. Titicaca ? Tanganyika ? Témiscouata ! « Quand on m’a parlé du Témiscouata, j’ai demandé : “C’est où ?” » Pro du système D, il a trouvé. Et alors ? « Cent seize kilomètres en trois jours. C’est de toute beauté, le monde est fin, il y a de bons alcools et le plus grand nombre d’érablières dans la province. »
La veille, Bruno ne savait pas comment il rallierait la métropole (« je n’ai pas de permis de conduire »). Et là, maintenant, à 19 h, il se demande encore où il passera la nuit : chez sa mère ? sa sœur ? son fils, Boris ? Depuis 2004, quand il a tout vendu à 40 ans pour « partir sur un nowhere qui devait durer un an », il n’a plus d’adresse au Québec… ni carte d’assurance maladie.
On le dit singulier, original, inclassable. Ajoutons surprenant, lorsqu’il doit choisir un restaurant. Une table thaïlandaise semblait l’évidence : le natif de Rosemont a fait son nid à Bangkok il y a belle lurette, il a appris la langue et épousé une fille du pays (non, pas celle avec laquelle il a ouvert un comptoir de poutine, une autre). Ou un bon sushi pour celui qui a traversé le Japon en patins à roues alignées. Ou encore, à la limite, un café turc en souvenir d’une Australienne nymphomane de 65 ans croisée sur la route entre Istanbul et la Maison de la Vierge, à Selçuk. Que nenni ! Ce sera l’Éthiopie.
« Étrangement, avec la Thaïlande, c’est mon pays favori. J’ai hâte d’y retourner », déclare Bruno Blanchet, attablé au Nil Bleu, ersatz d’Addis-Abeba sur le Plateau-Mont-Royal. Étrange, certes. Car ses comptes rendus de là-bas donnaient plus ou moins l’envie de plier bagage. « La mendicité est plus troublante [qu’en Inde]. Il y a ici de ces maladies et de ces déformations dont je vous épargne les descriptions graphiques », écrivait-il en 2006 dans La frousse autour du monde, sa chronique longtemps publiée dans La Presse. Puis, en 2009 : « À Dima [nord du pays], il fait tellement chaud que les enfants pauvres viennent lécher les ronds de condensation que laissent les sodas tièdes sur la nappe de plastique. […] Qu’est-ce que je fous là ? »
« J’ai découvert que je pouvais faire [au Québec] ce que je fais partout ailleurs : partir un matin avec un sac à dos sans savoir où je vais dormir ni qui je vais rencontrer. »
« Dima ? T’es sûr ? Me semble que c’est plutôt Jinka, on allait traverser le parc national de l’Omo, en direction du Kenya… » L’aurais-je contrarié ? Ce pays, il veut que je l’aime malgré tout. « La beauté de l’Éthiopie, ce sont les gens, accueillants, festifs, multiples — il y aurait 80 tribus. Ce sont la musique et la danse, entraînantes, et différentes de tout ce que j’avais vu ou entendu. Et puis la bouffe, tu vas y goûter, c’est délicieux. »
Il affirme avoir l’estomac dans les talons, et je l’entendrais crier famine si la musique — pas africaine pour deux sous — était moins forte. « Es-tu dédaigneux ? Parce qu’on va partager la même assiette et prendre avec nos doigts la viande, les légumes, les fromages posés sur l’injera, qui est une grande galette à base de farine de teff. » L’injera déchirée peu à peu par petits bouts sert d’ustensile. Bref, un jeu d’enfant dans sa chaise haute. « Je l’ai fait aussi au Sénégal et au Mali. »
Tiens, voilà le serveur. Il voit Bruno. Son visage s’éclaire. « Quand j’étais ado, explique-t-il hilare, le monsieur-pas-de-cou me faisait trop rire. » Bruno sourit, habitué à pouvoir semer le bonheur sans rien faire, à part exister. Un don rare dû à des créatures insolites (saugrenues ? invraisemblables ? toutes ces réponses ?) nées de son imagination follement fertile : le monsieur-pas-de-cou, Tites-Dents, le mime, Anne-Marie Losique et ses « vidéos du pubic », Lara Fabian, jupe hawaïenne et tignasse hirsute, qui fait « ou-aaa ! ou-aaa ! »…
C’était il y a déjà un quart de siècle, à La fin du monde est à 7 heures. Cette parodie d’un téléjournal diffusée à TQS (aujourd’hui Noovo), devenue mythique, a été une formidable pépinière de talents : Marc Labrèche (à sa première animation), Jean-René Dufort, Isabelle Maréchal, Patrick Masbourian. Tous ont ensuite atteint des sommets dans leurs créneaux respectifs.
Avec une émission faite sur mesure pour sa démesure (N’ajustez pas votre sécheuse, Télé-Québec) et un rôle au cinéma dans un mégasuccès (La grande séduction, 2003), Bruno aussi avait le vent dans le dos. « Ma carrière allait pas pire », dit-il, modeste. Puis, il a mis les voiles… « Et je n’ai aucun regret. Financièrement, si j’arrive flush, c’est correct. Au début, mes collaborations à La Presse ne payaient pas beaucoup, mais m’ont permis de tenir pendant des années, jusqu’à la publication des livres. » Quatre tomes réunissant ses chroniques et vendus à 100 000 exemplaires. À la suite desquels se sont greffées des émissions sur le même thème : Partir autrement, Les vacances de Monsieur Bruno, Manger le monde…
Manger ? Pourquoi pas ? Le repas est servi, l’assiette est impressionnante et ce qui nous y attend, fort appétissant : poulet berbéré, filet mignon et gingembre, lentilles… L’injera passe un mauvais quart d’heure. Et Bruno ? « Aaah ! Je rêve, c’est tellement bon, je capote. Mmm… Je suis content. Merci de m’avoir invité. »
Ce gars-là charmerait un crotale courroucé. Altruiste de nature, sensible (« trop », confie-t-il), Bruno ne ferait pas de mal à une mouche, à moins qu’elle ne le touche et soit tsé-tsé (il a été piqué… en Éthiopie [!], sans conséquences, heureusement). Des qualités qui ne sont pas étrangères au fait que son monsieur-pas-de-cou persiste à hanter la mémoire d’un serveur de resto éthiopien.
Ce personnage inoubliable et tous les autres reprennent du service dans La mélancolite, une récente websérie de 10 épisodes diffusée sur Tou.tv, dont l’action se passe sur la route. Un retour au jeu pour l’humoriste, qu’on voit cavaler à la campagne en talons hauts et coiffé d’une tête de moppe. « Je fais mon propre procès », explique Bruno, qui signe aussi les textes. Car ses « victimes », menées par la vraie Anne-Marie Losique, préparent une terrible vengeance contre celui qui les a jadis imitées. L’histoire, les situations, Anne-Marie, la moppe, tout ça n’a aucune espèce de bon sens et résume parfaitement ce qui mijote dans le cerveau du « père spirituel de l’humour absurde moderne au Québec ».
Ce n’est pas Bruno qui le dit, c’est écrit dans un livre très sérieux, Le sens de l’humour absurde au Québec. Un mémoire de maîtrise en communication de l’UQAM bonifié en essai et publié en 2012 aux Presses de l’Université Laval (PUL). « Ben voyons donc ! Je n’en ai jamais entendu parler ! »
Bruno n’est pas du genre à s’analyser le nombril jusqu’à la mousse. Pourtant, il arrête un moment de malmener la galette à la lecture d’un extrait. L’essayiste y traite de la mécanique de l’humour absurde moderne, apparu après le référendum de 1995 (il y aurait un lien) et qui diffère de l’absurdité d’un Claude Meunier : « la notion de “non-rapport”, les longueurs et les détails inutiles (l’hyperprécis), les fausses corrélations, l’univers fantastique et surréaliste, l’hypervalorisation du banal, les décrochages volontaires et jouer “faux” ».
Pas mal, selon Bruno. « Sauf que les décrochages sont généralement involontaires, en tous les cas, jamais au scénario. Et pourquoi les guillemets à “faux” ? Peut-être sont-ils importants si l’on considère que de jouer sur une note qui grince un peu, c’est jouer “faux” ? C’est une interprétation. Je dirais plutôt que le jeu est “naïf”. »
« Plusieurs de mes personnages ne disent pas un mot, comme Tites-Dents, le mime, évidemment, et le monsieur-pas-de-cou, qui ne fait que danser. J’aime réduire mes ressorts humoristiques au plus petit dénominateur commun »
Et qu’est-ce qui est drôle pour Bruno Blanchet ?
« La générosité. Se mettre dans des situations où les gens sentent que tu n’es pas à l’aise dans le costume, mais le faire quand même parce que ça va déclencher un rire. Entre le rire et le malaise, la ligne est très mince… »
L’a-t-il déjà dépassée ?
« J’essaie de ne pas la dépasser. Quand je me sens sur le bord, j’arrête, je fais un sourire. »
Sur ce, il évoque un sketch, du temps de La fin du monde est à 7 heures : « Costumé en Lynda Lemay, avec de gros yeux en plastique et une perruque longue, je chantais une chanson “à la Lynda Lemay” qui se terminait par “mon chum m’a laissée tomber”… Elle était en relation avec Patrick Huard et ça n’allait pas très bien. » Rentré chez lui, Bruno a vu un reportage sur la chanteuse, qui s’était effondrée sur scène. « Je me suis senti très mal, se souvient-il, même si ça s’était passé la veille et que ça n’avait donc rien à voir avec ma parodie. Depuis, je n’ai plus voulu ressembler aux personnes que j’imite. Et plusieurs de mes personnages ne disent pas un mot, comme Tites-Dents, le mime, évidemment, et le monsieur-pas-de-cou, qui ne fait que danser. J’aime réduire mes ressorts humoristiques au plus petit dénominateur commun. »
Père spirituel ou simple précurseur, Bruno, unique par son style et sa personnalité, a des admirateurs dans la profession. « Cette semaine, j’ai eu la chance de tourner avec une idole, Bruno Blanchet », témoignait sur Facebook l’humoriste Arnaud Soly en septembre dernier. « Sans cette personne, je ne sais pas si je ferais ce métier aujourd’hui. »
Quand il revient au Québec, Monsieur Bruno n’est pas en vacances. « Je fais un million d’affaires qui n’ont aucun rapport entre elles. » Du Bye Bye au balado de voyage, du Club Soly à du remue-méninges pour un éventuel, et premier, spectacle solo. Et il surgit parfois là où on ne l’attend pas, comme aux commandes d’un réveillon enregistré à Saint-Jean-de-Matha et diffusé le 31 décembre dernier sur ICI Première. Explications ?
« J’avais envie d’un party au village, de rencontrer le maire et la doyenne, d’inviter des talents locaux et de pousser la chanson. C’est un hommage aux veillées canadiennes, oui. Mais surtout, un hommage aux régions. »
L’idée a pris forme pendant que ce marathonien d’expérience avalait les kilomètres au pas de course, de-ci de-là, dans des coins de la province qu’il ne connaissait pas. Le Témiscouata, le Lac-Saint-Jean aussi. « Tout a commencé le jour où j’ai couru jusqu’au Bic pour aller voir mon chum Guy Jodoin. Un coup lancé, je n’ai pas arrêté. J’ai découvert que je pouvais faire ici ce que je fais partout ailleurs : partir un matin avec un sac à dos sans savoir où je vais dormir ni qui je vais rencontrer, finir à Petit-Saguenay dans un chalet sans électricité à manger de l’orignal cuit sur le feu avec un gars qui s’appelle Daniel Lavoie. »
Un mois plus tard, de retour en Asie, il m’enverra un courriel : « De courir cet été m’a ouvert une porte pour autre chose que je suis en train d’écrire. Ce sera ma grande œuvre. » Ou-aaa ! ou-aaa !
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2023 de L’actualité, sous le titre « Une galette de teff avec Bruno Blanchet ».